CHRONIQUE D'UNE DRAMATURGIE ANNONCÉE: LISTE NON EXHAUSTIVE DES INVITÉS À LA CÉRÉMONIE DE MARIAGE DE SOPHIE ET YVES, 14 AOUT 2013.
Les mariés
Sophie Saumurd 26 ans, webmaster pour un journal gratuit d'annonces culturelles. Passionnée de jeux vidéo. Voulait devenir une star mais sans avoir à prendre de cours de comédie ; elle a été élue miss Béthune 2002.
A vécu en couple deux ans avec François, le meilleur ami de son futur mari avant de se décider, un mois plus tôt à épouser Yves.
Ne rechigne pas à se rouler un joint de temps en temps, en écoutant de la musique psychédélique des années soixante dix.
Yves Forgnier 32 ans. Agent commercial Se trouve physiquement laid et considère comme un miracle de pouvoir épouser Sophie. Suit un traitement depuis son adolescence pour tenter, mais en vain, de faire disparaître les boutons qui constellent son visage. Le surnom de «calculette » l'a suivi de l'école primaire jusqu'à l'université. En dehors de Sophie, on ne lui connaît aucune passion particulière – mais dès que Sophie pose sa main sur lui, il se sent comme un caillou chaud descendant au fond de l'eau.
Les parents de la mariée
Magalie Saumurd, née Cabezatorta, 53 ans, journaliste au quotidien local. Ne voit pas d'un très bon œil ce mariage décidé à la hâte et – elle en mettrait ses deux mains à couper –, par dépit.
S'endormira mollement sur le coup des minuit, grisée de Marie Brizard et de musique, sans que personne ne le remarque ou n'y fasse cas, pour être réveillée une grosse heure plus tard par des cris dans la sono.
Sylvain Saumurd, 54 ans, chirurgien dentiste. Il a détesté Yves à l'instant où Sophie le lui a présenté. D'une détestation, pleine, massive, et sans faille. De fait, pour éviter tout rapprochement entre les deux familles, il n'adressera pratiquement pas la parole aux parents de Yves de la soirée, lesquels s'évertueront au contraire, du moins au début de la cérémonie, à entretenir avec eux des liens que les conventions sociales semblent vouloir nouer en pareilles circonstances.
A minuit dix, son niveau d'alcoolémie lui permettant toutes les audaces et le rendant invisible, il parviendra à entraîner Jeanne à l'étage supérieur. Une heure plus tard, à une heure dix, ils redescendront sur la pointe des pieds les marches du grand escalier sous l'œil amusé des trois quarts des convives car, à l'instant où ils entrent dans leur champ de vision, au milieu de l'escalier donnant sur le hall d'accès à la grande salle de réception, le DJ hurle dans son micro : « Ah ! Enfin, les voilà qui reviennent ! »
Les parents du marié
Sandrine Lomé, née Lépicier, 45 ans, sans emploi, entretient l'appartement et procure quelques subsides au couple en faisant des heures de ménage dans le quartier.
Serge Lomé, 49 ans, ouvrier électricien dans une grande entreprise de rénovation de bâtiments anciens.
Pour le couple, la situation de chirurgien dentiste est un sommet dans la réussite sociale – ils ne savent pas, bien entendu, que de toutes les professions, ce sont les chirurgiens dentistes qui ont le taux de suicide le plus élevé. Tout à leur écrasante infériorité sociale il leur semble normal qu'un chirurgien dentiste s'écarte d'aussi piètres personnes que les leurs si elles essaient de s'approcher. Lorsque Serge compare leur situation à celle d'un chirurgien dentiste, et lorsqu'il lui fait face, il se sent dans la peau d'un serf face au seigneur, dans les temps éloignés du moyen-âge. A une heure douze, après le quatrième passage des bouteilles de Champagne, à l'heure où Sylvain Saumurd parvient au bas de l'escalier, Serge sent monter en lui le souvenir de son père, la révolte permanente qui l'habitait, sa haine des nantis, et, las des rebuffades et des sourires narquois, se levant d'un coup, tête haute et menton en avant, poings serrés le long du corps, c'est d'un pas décidé qu'il marchera vers Sylvain Saumurd, en même temps que vers la reconquête de sa dignité.
Les amis des mariés
Cécile, Pauline, Jeanne. Forment avec Sophie un quatuor inséparable depuis leur adolescence et leurs études dans le même lycée. Elles ont œuvré sans relâche à faire capoter ce mariage, estimant Yves mou, veule, fuyant, terne, éternellement insatisfait, incapable de prendre une décision, trop romantique, pas assez musclé, pas assez sportif, imaginant, comme l'a dit Jeanne à plusieurs reprises, étant donné son niveau de servilité vis à vis de Sophie, « qu'il ne devait pas être une affaire, au lit » - ce que Sophie n'a jamais confirmé ni démenti. Aucune des trois n'osera toutefois s'opposer ouvertement au mariage, au moment où l'officier d'état-civil pose la fameuse question à l'assemblée. En réalité, cette haine à peine dissimulée pour Yves relève plus de la jalousie envers Sophie qui a su, pensent-elles toutes trois en secret, s'asseoir sur leurs critères de sélection des mâles, leurs exigences déraisonnables qui les confinent dans une solitude moderne mais subie.
Quel meilleur moment qu'un mariage, pensent-elles chacune dans leur coin, pour essayer de changer le cours de choses.
Pierre Pavon, 37 ans, ingénieur des ponts et chaussées, séducteur insatiable, collectionneur de conquêtes, n'a jamais voulu se marier pour ne pas « à cause d'une, se priver de toutes les autres ».
Samuel Mescladissa, 32 ans professeur de mathématiques. Secrètement amoureux de Pierre depuis toujours
Julien Urgens, 42 ans, dermatologue. Roule en Hamer six roues parce que c'est la plus grosse voiture sur le marché – même si, de ce fait, la plupart des ruelles de la ville lui sont interdites –, il fume les cigares les plus chers qu'il trouve, et quand il sort, ne commande que du Champagne, quelle que soit l'heure de la journée. Il a construit une partie de sa fortune grâce à la peau du marié.
La famille de la mariée
Capucine Saumurd 24 ans, sœur de Sophie. Au cours de la soirée va se laisser caresser la cuisse par Pierre Pavon, danser longtemps avec lui, puis, ayant bu au delà du raisonnable trouvera normal de se laisser entraîner dans les toilettes, de se laisser remonter la jupe, d'autoriser des doigts à entrer en elle, jusqu'à ce que Samuel les surprenne, il est alors une heure treize, lui pantalon aux chevilles, elle à genoux devant lui, son sexe dans sa bouche, vêtements en tous sens, dans cette pose grotesque pour un regard extérieur et qui déclenche en Samuel la montée d'une colère terrible, la colère de la frustration accumulée et de la mise devant le fait accompli, la colère du désespoir.
Hector Mautalent, époux de Michèle, frère de Magalie, 45 ans, canard noir de la famille. Vingt ans plus tôt, il a quitté la faculté de pharmacie en dernière année sans passer son diplôme, et depuis, drapé dans son honneur bafoué, rejetant sur le monde la responsabilité de sa situation, il accumule les échecs professionnels, et vit aux dépends d'une épouse qu'il méprise. A minuit cinquante huit, il a une conversation avec un inconnu auquel il révèle en quelques secondes qu'il entretient des relations sexuelles avec trois femmes différentes – en plus de son épouse, bien entendu, avec laquelle, il n'entretient plus rien depuis des années -, « des bombasses de première catégorie », ce sont ses propres termes, « chaudes comme l'intérieur d'un volcan, tu peux pas savoir mon gars comme il y a des femmes qui n'attendent que ça, un coup de queue de temps en temps ».
Michèle Mautalent, née Gavache, épouse d'Hector, assistante de direction dans un cabinet de notaires, survient sur ces entrefaites, avec à la main, à peine dissimulé le long de sa jambe, le couteau initialement prévu pour le découpage de la pièce montée, actuellement au centre de la table d'honneur, et dont personne ne s'occupe.
Les familles éloignées (quelques archétypes)
Ludivine Ménestre, 17 ans, lycéenne. Adore Sophie et ne veut en rien lui nuire. Mais elle a décidé de choisir la soirée de mariage pour pratiquer à l'encontre de ses parents une forme de vengeance définitive envers ce qu'elle nomme la parodie d'éducation qu'elle a reçue. A son tribunal intérieur, elle va se convoquer en tant que seul témoin à charge, laissant flotter sur ses lèvres un éternel sourire satisfait. Elle est assise entre ses parents, leur parle sans les regarder, elle fixe droit devant elle un point au loin sur lequel elle a posé les yeux pour soutenir sa détermination. Voici le début de son discours, à minuit cinquante deux, il va durer douze minutes.
« Il faut que je vous parle, je vais vous parler maintenant, laissez-moi parler sans m'interrompre, quand j'aurai fini vous pourrez dire tout ce que vous voudrez. Vous vous êtes vus tous les deux comme vous êtes mous ? Dites, vous vous êtes vus ? Vous êtes lâches aussi, bien sûr, sinon la mollesse en soi n'est pas forcément négative. La vôtre oui. Vous fuyez vos responsabilités. J'ai toujours fait ce que j'ai voulu et aujourd'hui je suis une conne, je ressemble à rien, je n'ai aucune limite, c'est de votre faute. Ne me regardez pas comme ça, vous allez perdre la face devant les autres. Regardez devant, j'ai dit. Et toi papa ferme la bouche, tu baves. Je vous juge oui, parce qu'il faut bien que quelqu'un le fasse. N'imaginez pas que ça me fait plaisir. Bon, si, finalement ça me fait plaisir. Depuis que j'attendais ça. Réunir assez de courage pour vous parler. Et là c'est le pied total. La princesse ! Tu parles. Peut-être si une fois dans ma vie j'avais entendu « non », je n'en serais pas là. Et vous non plus. J'ai plein de trucs à dire, je ne sais pas par où commencer. Attendez, si, je sais. Ton attitude papa, ton attitude m'a déjà écarté des garçons. Bein oui, faut pas laisser traîner ton portable comme ça. J'ai l'impression que tous les mecs sont pareils, dès qu'on a le dos tourné ils cherchent à sauter tout ce qui passe à portée. Remarquez, c'était déjà pas terrible avant, je n'ai jamais apprécié leur façon de me toucher, et leur truc me dégoûte, je n'y peux rien, pour moi le sperme c'est sale, mais passons, alors du coup vous voyez, je m'intéresse davantage aux filles, oh non maman, pas la peine de pleurer pour ça, je te promets que je vaux pas la peine qu'on pleure sur moi, je t'assure, et ne me regarde pas avec cet air de compassion, ce n'est pas une maladie, si tu savais la délicatesse des filles à côté des garçons... Bref tout ça pour dire que si jamais tu t'approches à nouveau de Mélanie, papa, si jamais tu lui passes les mains sur les fesses comme tu l'as fait la dernière fois qu'elle est venue à la maison, je te promets que je t'arrache un œil, je le promets devant maman et je te le jure sur la tête de mamie, je t'arrache un œil. »
Tante Wally, 63 ans, veuve, vit sur le confortable matelas d'épargne (quatre millions d'euros) hérité de son mari sans se priver de rien, mais sans faire non plus de folie, elle veut garder de quoi payer une maison de retraite lorsqu'elle sera trop âgée pour vivre seule. Elle ne déroge jamais à la règle de ne pas dépenser plus de mille cinq cents euros par mois, quoi qu'il arrive.
Tony Saumurd, 6 ans et demi, petit-fils du frère aîné de Sylvain Saumurd. Passera une grande partie de la soirée sur une tablette tactile récemment reçue en cadeau, puis, lassé par la trop grande facilité des jeux, tandis que les adultes sont occupés à leurs affaires sérieuses, il commencera la tournée des tables pour, discrètement vider les fonds de verres d'alcool négligés par leurs propriétaires et en éprouver dans sa gorge la rugosité et dans sa tête la joie du franchissement de l'interdit. Il emploiera ensuite toute son énergie à trouver un briquet sans surveillance, car pour lui la flamme qui s'en échappe lorsqu'on le manipule est un mystère en même temps qu'une grande joie. En ayant trouvé un sous une table il parviendra à l'allumer, juste au dessous de la retombée de la nappe sur laquelle, quelques minutes auparavant a été renversé un verre de Cognac.
Il est alors 1 heure treize.
Cousin Pierre-Marie Magerot, 33 ans, se définit lui-même comme un aventurier des temps modernes. Il a emprunté 20 000 euros à la tante Wally deux ans en arrière pour les investir dans une affaire qui ne pouvait pas échouer, la création avec son meilleur ami Samson de la filiale française d'une société de vente de publicité sur Internet. En réalité il s'agissait d'une escroquerie à l'échelle internationale, la société mère, basée à Hong-Kong, s'est dissoute dans la nature, et la plainte qu'il a déposée n'a jamais abouti. Depuis deux ans il cache la vérité à la tante Wally, lui assurant que les bénéfices vont rentrer sous peu. Samson est également invité au mariage.
A minuit cinquante deux, presque ivre, Pierre-Marie montera sur une chaise pour déclamer à l'auditoire que le marié, Samson, et lui-même sont les trois plus grands cocus de l'histoire. La tante Wally, qui n'est pas tombée de la dernière pluie, comprendra aussitôt qu'elle peut s'asseoir sur ses vingt mille euros. La noce se divisera en plusieurs camps, les uns pour défendre la naïveté des apprentis investisseurs, d'autres pour les enfoncer et exiger le remboursement, d'autres enfin pour s'inscrire en faux contre les assertions de cocuage proférées à l'encontre du marié.
Les clans se scinderont à l'identique du différend qui a opposé des membres de la famille en 1992, lorsque la tante Wally a refusé d'assister à l'enterrement de Jean Saumurd, grand-père de Sophie, car elle se sentait lésée par le testament, n'ayant reçu en tout et pour tout qu'un vingtième non négociable de la maison des Cévennes. A une heure zéro neuf, quelques uns des représentants mâles des trois clans en sont au stade des insultes et s'invitent mutuellement à sortir dans le jardin pour régler cette affaire entre hommes.
Cousin Christian Reuge. quarante-quatre ans, autoproclamé artiste plasticien sans jamais avoir peint une toile digne de ce nom, ni réalisé la moindre installation. Il est, dit-il, en phase de mûrissement artistique depuis ses dix-neuf ans et se laisse entretenir par son père sans aucun état d'âme, l'art n'étant pas négociable avec les contingences matérielles.
Il est une heure onze lorsque son père, assis face à lui, trouve dans l'alcool le courage de décocher la phrase : « Des glandeurs y'en a eu dans la famille, mais toi tu bats le record du monde, dorénavant t'auras plus un rond. » Christian se lève et saisit son père aux revers, le soulève, le tire, l'arrache presque à sa chaise, et puis se ravise, le relâche, c'est ton père se dit-il, tu ne vas quand même pas frapper ton père – le père s'effondrant alors mollement sur sa chaise, un rictus de douleur intense sur le visage, une main crispée sur sa poitrine.