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12 octobre 2013 6 12 /10 /octobre /2013 07:39

 

 

CONVERSATION A BORD DU TRAIN CORAIL 4412 PARIS-BORDEAUX, 2 MAI 2013, VOITURE 8, PLACES 21-23, ENTRE HUGHES SCHTRAUBEN ET GILBERT FRELAMPIER

 

Parfois je me demande. (Long temps) Oui, je me demande, parfois.

Et que te demandes-tu, parfois ?

Parfois je me demande si on ne fait pas ces voyages juste pour parler.

Et alors ? Quel mal y aurait-il ?

Eh bien, ça coûte de l'argent tout de même. Et puis ça ne me met pas en paix avec ma conscience.

L'usage de la parole n'est pas un acte répréhensible au regard de la loi.

On pourrait rester tranquilles à discuter assis à la maison, mais non, faut qu'on prenne le train.

Oui, enfin, on va toujours quelque part quand même.

Oh, si peu... Et moi ma conscience pendant ce temps.

Quoi ta conscience ?

Elle ne va pas bien, ma conscience.

Oui mais chez toi on ne trouve rien à se dire.

C'est vrai.

Il doit y avoir un rapport entre notre activité oratoire et la circulation ferroviaire. (Temps) C'est peut-être parce que chez toi le paysage est fixe.

Je dois reconnaître que mon salon est plutôt immobile.

Ton aveu me soulage.

Et que le paysage qu'on distingue à travers mes fenêtres n'est pas davantage mouvant.

Une sorte d'idée fixe matérielle.

Jamais le moindre défilement.

Jamais.

Hélas, je ne peux pas le nier.

 

(Temps)

 

On peut même penser que c'est l'heure butoir de l'arrivée du train qui libère notre parole. (Temps) Ne me regarde pas comme ça, je veux dire que si tu as l'éternité devant toi, ça ne va pas te pousser, mais si tu sais que ton train arrive dans deux heures, tout de suite il y a une notion d'urgence, tu comprends ?

Parfaitement.

Là par exemple, nous arrivons à Vivonne dans quarante-cinq minutes, autant dire rien, tu aurais dû te lancer bien avant.

Je n'ai pas osé.

Tssss.

 

(Temps)

 

C'est à cause de la matière jaune des sièges.

C'est ça, prends-moi pour un idiot.

Non, j'y vois comme la représentation mimétique de la mort de la grande Georgina Visovicino sur la scène de la Scala de Milan en 1834, écrasée par un panneau de décor, ils rigolaient pas à cette époque, cent-quarante kilos de chêne sur le dos, ça te casse même les plus solides.

Quel rapport avec les sièges du train ?

Le décor représentait une scène de la première guerre Punique, on était en plein néo-classicisme, tu vois, les romains envahissant Messine par surprise, ça fait un beau décor après ils n'avaient qu'à broder autour.

Quel rapport avec les sièges du train ?

Il y avait du sang partout.

Quel rapport avec les sièges du train ?

C'est ce jaune, là.

 

 

(Temps)

 

 

On sait qui a gagné ?

Qui a gagné quoi ?

La guerre.

C'est compliqué.

Et pendant ce temps on ne fait aucun progrès sur la connaissance intrinsèque des choses.

On ne peut pas tout faire en même temps.

N'empêche, les choses, on ne sait pas toujours comment ça marche.

T'as pas un exemple, là ?

Non, mais y'en a plein.

C'est compliqué.

Oui, ça aussi, c'est compliqué. Tiens, tu te souviens de ma cousine Danièle ?

Celle qui s'est mariée avec un type qui a fait une thèse sur la construction de l'unité italienne entre 1865 et 1868 ?

Oui, elle a divorcé après mais peu importe, eh bien ma cousine Danièle.

Ah bon, elle a divorcé ta cousine Danièle ?

Oui mais elle a.

Elle est libre, alors ?

Gilbert, elle a vingt-cinq ans de moins que toi.

N'empêche, elle est libre.

Je ne sais pas, elle a peut-être rencontré quelqu'un depuis, mais ce n'est pas de ça dont je voulais te parler, parce que ma cousine Danièle.

Tu as son adresse mail ?

Ma cousine Danièle, un jour, elle a refusé de prendre un bus parce que le chauffeur n'a pas été capable de lui expliquer le principe du moteur à explosion. (Temps) Quand on regarde une chose on n'en voit jamais qu'une partie, lui disait-elle au chauffeur.

Oui, surtout un bus.

Elle est terrible, ma cousine, les gens attendaient le départ du bus, et elle, elle demandait au chauffeur de lui expliquer le moteur. Alors les gens se sont énervés, forcément, ça a failli mal finir, parce que le bus n'en finissait pas de partir, et les gens, forcément, tu sais comment ils sont, y'en a même qui voulaient la laisser là sur le bord de la route et partir sans elle, ah ça a failli mal finir ce jour-là.

Mais ça n'a pas mal fini ?

Ça n'a pas mal fini.

Je vois.

Je ne suis pas sûr que tu voies bien.

Je vois je te dis.

La question est de savoir comment appréhender un tout à partir d'un ensemble dont on ne connaît pas tous les éléments.

Puisque je te dis que je vois.

Ce serait comme nager vers le bord d'un lac dont on n'aperçoit pas la rive. (Temps) Et note bien s'il te plaît, note bien que c'est encore plus compliqué que d'imaginer un tout à partir d'un seul élément de l'ensemble.

Non là tu exagères, quelqu'un qui n'a jamais vu un bus ne pourra pas l'imaginer à partir d'une pièce du moteur.

C'est pour dire si c'est compliqué.

On va pas trop loin, là ?

On parle.

Je me sens à une limite.

Détends-toi, ça va aller.

 

(Temps)

 

Tu vois, tu es sur une scène en train de chanter et paf, un décor te tombe dessus et te tue. Que veux-tu que je te dise.

A partir de là il n'y a plus grand chose à faire.

Ce n'est plus une question de rhétorique.

C'est du solide, là.

Du matériel.

Du tranchant.

Rien à voir avec ce qui nous occupe.

Rien.

Je me demande ce qui nous a amené à parler de ça.

Ton malaise, tout à l'heure, souviens-toi, à propos des sièges du train.

Finalement, en y réfléchissant, c'est pas la faute du train.

Le décor ?

Ils avaient trop chargé sur le jaune.

 

 

 

 

 

2013 0093

 

 

 

  Pour retrouver l'intégralité des conversations ferroviaires, c'est ICI


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