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31 mars 2011 4 31 /03 /mars /2011 21:45

HABITANTS SUCCESSIFS DU DEUXIÈME ETAGE PALIER GAUCHE DU N° 8 DE LA RUE DE LA HUCHETTE MAL FERMÉE, IMMEUBLE DE RAPPORT A DESTINATION PROLÉTARIENNE ET SEMI-BOURGEOISE ÉDIFIÉ EN 1895 ET 1896 À ROUEN (FRANCE)  

 

1896-1935

 

De juillet 1896 à septembre 1901 Tiburce Gandion (1869-1917) habite seul l’appartement. Ressemelleur, fabricant et réparateur de chaussures tenant échoppe au 44 bis rue des Chats échaudés, Tiburce Gandion était à l’origine destiné à hériter de la petite ferme de son père, mais après sa conscription effectuée en Afrique du Nord, il se refusa à réintégrer la ferme, préférant faire l’apprenti à la grande ville voisine – sans doute séduit par le nombre de jolies femmes croisées là chaque jour, et par lui mis en balance, ce nombre, avec l’isolement de la propriété paternelle –, et ouvrir ensuite une échoppe à son compte. Ce n’est qu’en 1901 qu’il estime avoir suffisamment économisé pour fonder un foyer et qu’il épouse, le 2 septembre de la même année Aurélia Piccolini (1882-1935, fille d’immigrés italiens, fracture du bras gauche à l’âge de 17 ans à la suite d’une chute sur la voie publique consécutive à une glissade sur le trottoir rendu glissant par un crachin givrant, rue des Cols mal empesés, devant le n° 17, il y a des signes qui ne trompent pas). Aurélia Gandion supporte difficilement les regards de convoitise des pauvres devant les chaussures exposées dans la minuscule vitrine de l’échoppe de son mari.

Le 12 avril 1902 naît Célestin Gandion. A cette occasion, Tiburce et Aurélia Gandion font l’acquisition d’un poêle à bois de marque Godin et refont la décoration de l’appartement.

Par ailleurs, sachant que l’immeuble du n°8 de la rue de la Huche mal fermée est organisé en quatre corps de bâtiments distribués autour d’une cour carrée, Aurélia Gandion a obtenu du propriétaire l’usage pour leur compte de ladite cour intérieure les dimanches et les jeudis de 15heures à 19 heures afin de faire prendre l’air à leur nouveau né.

Le 18 avril 1917 Tiburce Gandion tombe sous l’agressivité d’une balle ennemie qui lui fait exploser le foie et le laisse agoniser quatre heures dans la boue du Chemin des Dames.

 

1917-1935

 

Après la mort de son mari, Aurélia Gandion décide d’accepter l’invitation de ses beaux-parents à venir vivre et travailler à la ferme. Pourtant, à peine arrivée depuis une semaine, après que son beau-père eût essayé une première fois de lui saisir les fesses à pleines mains, une fois suivante de la pousser dans un renfoncement en soulevant sa jupe et en lui fourguant son sexe dans la main – une chose poisseuse et flasque –, comme si tout cela allait de soi, elle réintègre avec son fils l’appartement de la rue de la Huche mal fermée dont le loyer courrait encore pour le mois.

A 18 ans, Célestin Gandion s’engage dans l’armée, sa mère ne le reverra plus, il trouvera la mort lors d’un match de rugby militaire mais amical entre la France et la Grande-Bretagne le 27 février 1931, ne sera pas cité à l’ordre de la Nation, ne recevra aucune croix d’aucune sorte, ni ne bénéficiera de funérailles de héros.

Dès lors et jusqu’à sa mort, Aurélia Gandion occupera seule l’appartement. Les autres locataires de l’immeuble se plaindront à plusieurs reprises des nombreuses allées venues, toutes masculines, toutes à destination du deuxième étage palier gauche  – une pétition a même circulé un temps mais le propriétaire, lui-même visiteur occasionnel d’Aurélia, se refusera de l’expulser au motif officiel qu’on ne jette pas à la rue une veuve de guerre.

Le 2 février 1935 Aurélia Gandion meurt des suites d’une pneumonie.

 

 

1935-1942

 

Le 1er juillet 1935, après des travaux de réfection réalisés par le propriétaire de l’immeuble, Rachel et Simon Gunzburg emménagent dans l’appartement avec leurs deux filles – en partie grâce à une promotion au grade de chef de bureau obtenue par François dans l’administration des P. et T.

Simon est d’origine polonaise, Rachel est l’arrière petite-nièce du compositeur Félix Mendelssohn (1809-1847).

Rachel et Simon se sont rencontrés huit ans plus tôt à Bruges lors d’un mariage ; lui était un des invités de la mariée, elle du marié, chacun lointain cousin des époux du jour, soumis aux hasards de la disposition des convives autour de la grande table en U, isolés au milieu de la fête par leur regards.

Ils n’ont même pas échangé un mot : après le dessert, pensant avoir suffisamment sacrifié aux convenances, Simon Gunzburg s’est levé, a contourné la table, s’est arrêté derrière la chaise de Rachel Mendelssohn.

Elle s’est levé, l’a suivi.

Ils sont sortis de la salle, ne sont plus séparés.

Leurs deux filles, Rosalie et Claire, étudient le piano, Claire, la plus jeune, semble développer des dispositions exceptionnelles pour l’instrument. Il est vrai que Rachel, de par son illustre parenté, n’a pas douté une seconde de leur réussite en la matière.

Le 20 mars 1942, veille du printemps, donc, à dix heures trente du matin, excédée par des années de gammes répétées, frustrée par l’absence d’un époux depuis dix-neuf mois prisonnier de guerre, jalouse de leurs filles alors qu’elle même n’a pas eu d’enfant, aigrie par ce bonheur de voisinage constamment étalé sous ses yeux, grisée par le pouvoir qu’elle peut exercer sur le destin de quatre êtres humains, Germaine Lecoeur (née Germaine Giovanni à Romorantin le 14 mars 1897 d’un père ouvrier agricole et d’une mère au foyer), voisine des Gunzburg, téléphone à la police pour dénoncer sous son toit l’existence de ses voisins de palier.

 

 

1942-1944

 

Le 1er mai 1942, Juste Herminion (né en 1917, passionné d’automobile et de vins élaborés selon la méthode champenoise) emménage dans l’appartement en lieu et place de la famille Gunzburg. Il est le fils d’un ami d’un directeur administratif de la préfecture de police de Rouen ; il n’utilisera l’appartement que pour y organiser des fêtes ou y recevoir ses conquêtes féminines, le reste du temps, il continue de vivre chez ses parents, propriétaires d’un château dans les environs. Juste Herminion aura le privilège de pouvoir conserver les meubles, et jusqu’au piano, de la famille Gunzburg. Durant l’hiver 1943, il se servira même des partitions de leurs filles pour allumer la cheminée (Bach, Beethoven, Schumann, Schubert, etc.)

 

(Le 17 janvier 1944, une bombe, dont on ne sait si elle fut allemande, britannique ou américaine, tombe sur le n°6 de la rue de la Huche mal fermée, en arrache un partie du toit et la projette dans la cour du n°8 au moment ou Germaine Lecoeur, penchée à sa fenêtre, étendait son linge sur la corde à poulie tendue à hauteur du deuxième étage, et la décapite.

(Ce fut un hasard, pas une vengeance du destin, pour que le destin puisse se venger il lui faudrait une volonté propre)).

 

Quelques jours auparavant, Juste Herminion, devant l’intensité des bombardements « ennemis » avait rejoint dans la précipitation les rangs de la Résistance.

A la Libération de la ville, défilant fièrement dans les rangs des FFI, Juste Herminion a totalement oublié avoir un jour occupé l’appartement de la rue de la Huche mal fermée, tout juste s’il se souvient du nom de ses parents.

 

(1949)

 

Il faudra presque cinq ans pour que l’immeuble – et la rue, et la ville, et le monde, etc. – soit reconstruit. Les quatre corps de bâtiments ont été conservés mais les appartements n’ont plus rien à voir avec ceux d’avant-guerre. Les fenêtres ont laissé place à de grandes baies vitrées ouvrant sur des balcons dominant la ville – le côté impair de la rue a été entièrement rasé pour y construire un lycée –, les cloisons ont disparu, les pièces sont grandes, lumineuses, et quand Jean-Chrétien Dubois s’y installe, elles sentent encore le plâtre et la peinture.

 

1949-1977

 

Le premier souci de Jean-Chrétien Dubois (né à Epinay, Vosges, le 8 décembre 1894, collectionneur de perroquets empaillés) sera de se rendre aux archives de la ville de Rouen pour savoir pourquoi la rue dans laquelle il s’apprête à vivre a été ainsi baptisée. Malheureusement, la totalité des documents d’archives a disparu dans les bombardements et personne ici n’est capable de lui fournir une explication, ou plutôt les explications fournies sont si nombreuses – un baron de la Huche, inventeur de l’ustensile du même nom aurait vécu dans cette rue au XVIIIe siècle, un bordel du nom de La huchette mal famée y aurait occupé le n° 11 durant l’année 1899, un boulanger philanthrope y aurait fait faillite à force de se laisser voler son pain, etc. – qu’aucune ne semble satisfaisante. Remontant la rue, il frappera ensuite à quelques portes dans le même but mais tous les habitants, par la force des choses, viennent eux aussi de s’installer, comme si une génération spontanée venait d’éclore pour remplacer l’ancien monde. Mais Jean-Chrétien Dubois n’est pas un homme tout à fait neuf. Il a trente sept ans et présente, au physique, une tâche de vin qui lui colonise la moitié du visage. Après de nombreuses et vaines tentatives de séduction, lors de son adolescence, alors qu’il est, au mental, l’homme le plus doux du monde, il a définitivement renoncé à toute prétention en ce domaine. Il se contente, lorsque le besoin de sentir sous ses mains le grain d’une peau se fait trop impérieux, de la fréquentation de prostituées. Jusqu’à son départ en retraite, le 30 juin 1977, Jean-Chrétien Dubois vivra donc seul dans l’appartement, uniquement occupé à sa collection et à son métier d’ingénieur en électroménager, c’est cela qu’il fait Jean-Chrétien Dubois, imaginer et conceptualiser des appareils aux surfaces lisses et immaculées. Les économies d’une vie lui permettent alors de réaliser son rêve, habiter une maison en surplomb sur la mer et s’éveiller tous les jours, tous les jours tirer ses rideaux sur elle, la mer, en écoutant de la musique baroque.

 

1977-1980

 

Jean-Claude Lebazza, Patrick Weiss et Gilbert Quinton, trois amis, investissent conjointement l’appartement le 1er octobre 1977, date du début de leurs études.

Nous ne sommes que neuf ans après 1968 et nos trois étudiants ont la tête pleine de ferveur révolutionnaire et de l’idée selon laquelle l’université n’est qu’un suppôt de la bourgeoisie et les étudiants les futurs dirigeants d’un système pourri jusqu’à l’os, deux états également incompatibles avec des études sérieusement conduites. Moyennant quoi, durant les quatre années d’occupation de l’appartement, ils vont mener leurs parents respectifs en bateau – paquebot conviendrait mieux –, en leur laissant entendre qu’ils franchissent les examens et les années avec aisance, alors que pas du tout, ils passent leur temps à voler des livres dans les librairies de la ville, à les lire, à discuter dans des cafés, à militer dans diverses organisations porteuses de l’espoir d’un monde meilleur, et, bien entendu, à courir derrière les filles, le tout avec des résultats mitigés voire négatifs, en particulier pour ce qui concerne la réfection du monde.

Devant le résultat final, les parents se résignèrent puisqu’il était de toute façon déjà trop tard, et chacun des trois amis repartit vers un horizon différent, essayer de construire un peu quelque chose.

 

1980-1996

 

Seize ans, c’est le temps qu’il a fallu aux époux Martinez pour économiser assez d’argent et faire construire un pavillon bien à eux, enfin. Pour Serge Martinez (né le 14 juillet 1960 à Issy les Moulineaux, de parents enseignants), la condition de locataire est une condition humiliante, celle d’un homme incapable d’offrir à sa femme la sécurité qu’elle est en droit d’attendre, une condition soumise aux caprices éventuels du propriétaire et qui affiche à elle seule l’absence de réussite sociale. Isabelle Martinez (née Chaussinon le 2 février 1961, d’un père artiste de music-hall et d’une mère assistante d’artiste de music-hall), elle, serait volontiers restée dans cet appartement qu’elle aimait bien, mais il ne fallait pas contrarier Serge, jamais, il pouvait entrer dans des colères terribles. Elle a vécu là à peu près heureuse pendant ces seize années ; il a vécu là comme par intérim, l’esprit focalisé sur le bonheur futur du pavillon ; ils ont vécu là à minima, entre parenthèses, se privant de tout.

(Ça n’est que lorsqu’ils ont emménagé dans leur nouvelle maison que Serge a estimé que sa femme ne le méritait pas, lui qui avait su sortir d’une condition dégradante et devenir propriétaire. En trois mois, le plâtre sur les murs à peine sec, le jardin encore encombré de monticules de terre, ils se séparent, obligés de revendre le pavillon, chacun de leur côté entamant une nouvelle vie de locataire).

 

1996-2006

 

Le propriétaire de l'appartement, Sylvain Amaz, récupère l'appartement pour son propre usage. A quarante deux ans, Sylvain Amaz, revenu de tout et en particulier des défauts et du corps avachi de son épouse est, dans le flamboiement de la quarantaine, à l'âge des maîtresses, pense-t-il. L'appartement va donc lui servir de refuge pendant cette décennie, jusqu'à ce qu'un accident vasculaire le laisse à demi paralysé, impuissant, et le rende aux mains curatives de sa peu rancunière épouse.

 

depuis 2006

 

Depuis 1996, Nadège Brugnard (née le 8 février 1975 à Saint-Gilles, France, de Ghislaine Brugnard, sans profession et de Thierry Brugnard, recteur d’université, opération d’un double strabisme divergent à l’âge de cinq ans), étudiante en philosophie, occupe seule l’appartement. Nadège Brugnard est une jeune femme moderne, elle a toujours trois amants à sa disposition – quand ce n’est pas en même temps – et écrit des textes centrés sur sa sexualité sans les avoir jusqu’ici fait lire à quiconque. Nadège Brugnard déteste le conformisme petit bourgeois de ses parents, elle est une révoltée chronique et espère, elle fera tout pour cela, que sa vie ne ressemblera pas à la leur, du moins à celle de sa mère. Sans être pour autant dépressive, Nadège Brugnard est parfois sujette à la nostalgie, ne sait pas pourquoi, s’immerge dans un état proche du détachement, ne pas penser, ne pas se projeter, ne pas se voir plus tard, vieille, à quarante ans, enfermée, à sa place, bien rangée, pas bouger, faudra y passer, pense-t-elle, alors autant l’éviter, autant ne pas y aller.

Un état qui la rend insensible aux gens et aux choses du monde, spectatrice de sa propre vie, mais à son âge, pense-t-elle encore, si ce n’est de l’enfance, de quoi serait-elle nostalgique ?

 

 

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