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21 novembre 2012 3 21 /11 /novembre /2012 20:53

 

 

MACHINES RESTÉES AU STADE DE PROTOTYPE (V)

 

MACHINE À CAPTURER LES OMBRES, RODOLPHE DE BROGNY, 1629

 

Ce 15 avril 1629, il advint qu'un habitant de la bonne ville de Toulouse, pensant trouver le salut hors de ses murs, parvienne à s'en échapper pour couper à la grande peste qui la ravageait. Il dirigea nuitamment ses pas vers le village de Belbéraud, à quelques lieues à peine, ignorant du fait qu'il transportait avec lui le fléau dévastateur ; il y mourut quelques jours plus tard, emportant à sa suite près des deux tiers de la population du lieu. Dès l'émergence de la maladie, la nouvelle s'était répandue à grande vitesse mais bien entendu, il était trop tard. On eut beau massacrer et brûler le corps de l'étranger, on eut beau le vouer aux gémonies, jeter sur son bûcher toute sorte de plantes et d'objets protecteurs, rien ne put entraver la propagation de la maladie.

Le 28 avril du même mois, Rodolphe de Brogny, un simple d'esprit d'une vingtaine d'années, fils du capitaine de justice Jean de Brogny, figure importante de la notabilité locale, se présenta à la porte de l'église et demanda à être entendu en confession. Le curé le reçut mais lui signifia, après maints détours et onctuosités de langage, que, hum, les gens « de son espèce » étaient des êtres purs, protégés de Dieu, ignorants du pêché et de la souillure du monde. Par voie de conséquence, il ne pouvait le recevoir en confession, ce serait aller contre la volonté de Dieu. Le jeune homme se mit alors à hurler et à jeter sur le curé tout ce qui lui tombait sous la main, des cierges, une bible, un encensoir, une clochette, et des cailloux qu'il tenait serrés dans ses poches. Lequel curé, ne voulant heurter ni la sensibilité du fils ni la susceptibilité du père, finit par renoncer à ses préceptes et à recevoir Rodolphe en confession. Ce qu'il entendit ce jour-là ne fit que le conforter dans l'idée que le jeune homme était encore plus fou que ce qu'il imaginait.

 

D'après Rodolphe, le siège de l'âme des hommes ne se situait pas dans la tête, comme le disaient les hommes d'église, mais dans leur ombre.

 

C'est simple curé, tout le monde a une âme et tout le monde a une ombre, donc l'âme est dans l'ombre.

― Mais mon cher enfant, les animaux aussi ont une ombre, les objets également, tout ce que tu m'as jeté dessus tout à l'heure, si on le met au soleil, aura une ombre, et les montagnes, les arbres, aussi, non, ton raisonnement ne tient pas.

― C'est toi qui tiens pas, curé, moi je sais que les montagnes, les arbres, et les chiens ont une âme.

 

Compte tenu de son état mental, le curé ne retint aucune charge contre Rodolphe, ne lui ordonna aucun Pater à réciter avant la nuit.

Le jeune homme ensuite, confronté à la mort au quotidien se donna comme mission de sauver les âmes des pestiférés encore en vie. Pour les morts il était trop tard, il ne pouvait plus rien faire, mais pour les autres, il était encore temps, il ne lui manquait que la machine. Il en dessina lui-même les plans, et les apporta fièrement au forgeron du village. L'homme regarda la feuille, regarda Rodolphe, regarda la feuille et demanda :

 

― Qu'est-ce que tu veux exactement, petit ?

― Je suis pas petit, et c'est un carré en fer de neuf pieds sur trois. Au milieu c'est vide. Y'a pas de fer au milieu. Les bords doivent faire un pied de haut et couper pour rentrer dans la terre, c'est pour enfoncer dans la terre, c'est ma machine, tu vois, c'est pour ma machine.

― Et elle sert à quoi cette machine ?

― A te sauver la mort.

 

Quand la machine fut prête, il fit labourer de frais un champ de son père et y rassembla les pestiférés, du moins ceux qui pouvaient marcher.

Chaque individu devait se tenir debout une heure sous le soleil. Pas le soleil de midi, l'ombre aurait été trop frêle, non, il fallait du soleil de milieu d'après-midi, celui qui vous étire les ombres sur neuf pieds. On disposait ensuite la machine autour de l'ombre et les hommes les plus lourds dépêchés depuis la propriété du père, montaient sur les bords de la machine et pesaient de tout leur poids pour qu'elle pénètre la terre.

C'est ça, c'est ça, criait Rodolphe en sautant autour de sa machine, faut une heure, une heure, une heure de soleil, faut que l'ombre rentre dans la terre, faut une heure, une heure, etc.

Ensuite, lorsque l'ombre avait suffisamment pénétré la terre, il suffisait de prélever la terre et de la placer dans un grand sac. Ce sac, Rodolphe allait ensuite le déposer dans l'église contre les murs des chapelles, le plus près possible des statues des saints. Dès que le jeune homme entra avec son premier sac, le curé sentit immédiatement que l'affaire allait être compliquée.

 

― Mais enfin, Rodolphe, tu ne peux pas faire entrer de la terre dans mon église.

― C'est pas de la terre, curé, c'est l'âme d'un mort.

― Oui mais c'est une église, tu comptes en amener combien, de sacs comme ça ?

― Autant qu'il faudra, tu peux pas t'opposer à recevoir l'âme des morts chez toi.

― C'est la maison de Dieu, ici, c'est pas chez moi.

― C'est pareil, je t'en amène un autre avant la nuit, la Justine avait pas l'air bien fraîche ce tantôt, heureusement elle a tenu son heure debout.

 

Bref, la peste aidant, l'église fut rapidement envahie d'une centaine de sacs, les derniers arrivés se trouvant fatalement plus éloignés des saintes protections.

La peste dura trois ans.

De l'église il ne restait plus au bout de ces trois ans comme surface utilisable qu'une allée centrale, cependant largement suffisante à contenir les survivants. Les bancs avaient été retirés, l'autel lui-même était à demi enseveli sous les sacs, il n'y avait plus là que terre en sacs, à perte de vue, pourrait-on dire. Personne n'y trouvait à redire, chacun venait là se sachant entouré des âmes de ses proches. Le curé avait renoncé à combattre, il voyait dans cette pratique, une superstition qui tôt ou tard ramènerait les fidèles dans le dogme – jamais il n'informa l'évêché de ce qui se passait dans sa paroisse.

 

Rodolphe échappa à la peste mais mourut six mois plus tard, le cœur percé d'un coup d'arquebuse tandis qu'il courait dans la forêt en imitant le cri du sanglier.

 

De la machine à capturer les ombres, Jean de Brogny en fit le tour de tombe de son fils.

 

       

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