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4 juin 2012 1 04 /06 /juin /2012 11:09

 

UNE JOURNEE À L'HÔTEL-RESTAURANT QUATRE ÉTOILES « LES CIMES AGRESTES », FONT-ROMEU, RÉGION LANGUEDOC-ROUSSILLON, FRANCE : 18 FÉVRIER 2012

 

 

6h53

 

Le téléphone sonne à la réception. Madame Benistre de la 48 demande à ce que son petit déjeuner lui soit servi dans la chambre à 7h 15 par, précise-t-elle, « ce jeune garçon plein d'humour et si grand qui porte des lunettes ».

 

 

7h00

 

Ouverture du buffet du petit déjeuner. Le couple Racano se précipite avant tout le monde pour bien profiter de l'offre, ils n'ont jamais vu autant de nourriture en même temps. Ils sont là depuis trois jours et savent que le buffet est régulièrement alimenté par les serveurs, qu'il suffit, même, de demander un mets pour qu'il leur soit aussitôt apporté. Mais les Racano sont comme ça, dans l'éternelle crainte de manquer. Ils se précipitent donc pour faire une razzia sur ce qu'ils considèrent comme vital pour eux et s'en vont vers leur place les bras chargés d'une quantité de nourriture qu'ils ne parviendront pas à consommer, laissant ensuite la table encombrée de leurs restes à peine entamés. Après leur départ, il faudra une dizaine de minutes à deux serveurs pour nettoyer la table et ses alentours, les Racano tiennent à profiter à fond de leur séjour.

Le personnel observe le manège avec des regards de mépris. Le couple a été rapidement repéré, il n'a pas un comportement normal, il manque de la dignité, de la retenue, et de la classe qu'il convient de revêtir pour exister en ce lieu selon un comportement « normal ». Il faut avoir de l'argent pour résider dans cet hôtel une semaine entière, beaucoup d'argent, et les Racano n'en ont pas, du moins pas plus que la moyenne des gens normaux qui ne partent pas en vacances dans ce genre d'hôtel ; ils ont gagné ce séjour en demi-pension à un concours publicitaire sur une radio nationale. Il fallait être le premier à répondre à la question : « Quel pays a remporté la coupe du monde football en 1998 ?».

Les Racano ne pratiquant pas le ski, ils ressortent du buffet vers les neuf heures pour une petite promenade digestive, certains avec ce qu'ils viennent d'ingurgiter de pouvoir se passer du repas de midi.

 

7h05

 

Le directeur de l'hôtel, Charles Honéreux entame sa tournée d'inspection journalière. En traversant le hall d'accueil il murmure pour lui-même : « Il neige, c'est bon pour nous ça, c'est bon ».

 

 

7h15

 

Kissié Nigbila, garçon d'étage frappe à la porte de la chambre 48. Madame Bénistre ouvre, elle est vêtue d'un déshabillé de soie qui la laisse quasiment déshabillée. Mais aussitôt la porte ouverte son visage s'assombrit : ce n'est pas le garçon qu'elle attendait. Elle lui arrache le plateau des mains et referme la porte d'un coup de pied. Le garçon n'y est pour rien mais les autres, ils ne perdent rien pour attendre.

 

7h28

 

M. Honéreux aime par dessus tout ce moment de la journée, quand l'hôtel s'emplit jusque dans les couloirs des étages de l'odeur du café et commence à bruire du chant des douches et des chasses d'eau.

 

7h45

 

Un grand silence se fait lorsque, entouré de ses deux gardes du corps, le ministre de l'intérieur Onesime Boutefeu, en vacances exceptionnelles pour une semaine, entre dans la salle du restaurant accompagné de son épouse. Les conversations reprennent peu à peu, mais sans le même éclat, dans des murmures respectueux de l'importance du personnage. Le ministre est pourtant détendu, mais il a l'habitude de ce genre de comportement en sa présence, il sait être grand seigneur.

 

8h00

 

Madame Benistre, décemment vêtue, descend à la réception et demande à voir le directeur.

C'est ainsi qu'elle l'interpelle une fois installée dans son bureau :

 

― Sept mille quatre cent trente sept euros et vingt huit centimes, l'année dernière. Vous ne m'avez même pas fait cadeau des vingt huit centimes. Et je les ai payés. Comme une imbécile je les ai payés.

― Allons madame Benistre que se passe-t-il ?

― Il se passe que c'est la vingt-deuxième année que je viens dans cet hôtel pour un séjour de trois semaines et qu'en vingt deux ans je n'ai pas eu droit au moindre cadeau. Alors quand je demande qu'un serveur en particulier me monte le petit déjeuner dans la chambre il me semble que ce n'est pas demander la lune.

― Madame Benistre...

― Et cessez je vous prie avec ce ton mielleux et ces « madame Benistre ».

― D'accord, d'accord, alors parlons normalement, vous savez, un hôtel ne se gère plus aujourd'hui comme il y a vingt ans... Les... les serveurs, comme vous dites, les garçons d'étage, ont tous des secteurs, ils sont tenus à un rendement, ils ont aussi un temps déterminé pour servir un petit déjeuner... alors votre capr... votre demande était difficile à satisfaire, je regrette, difficile.

― Difficile ne veut pas dire impossible, c'est votre boulot de satisfaire les caprices des clients, non ?

― Oui, certes, mais...

― Alors si demain ce n'est pas lui je quitte l'hôtel et vous ne me voyez plus jamais.

― Bien... bien bien bien, je vais voir ce que je peux faire... mais...

― Mais ?

― Hum, comment dire... vous ne pourrez pas retenir le garçon plus de dix minutes, auquel cas il serait pénalisé et sa prime au rendement sauterait.

― Ne vous inquiétez pas pour ça, j'ai les moyens de la compenser, sa prime.

 

8h20

 

Un groupe de quatre jeunes gens en peignoirs blancs traverse le hall en direction du spa. Ils semblent concentrés, repliés sur eux-mêmes, ne jettent pas un regard alentour. Ils ne sourient pas, non plus. Ils sont propres, ils sont beaux, ils ressemblent à des ambassadeurs de l'espèce humaine auprès d'une civilisation lointaine – une civilisation dont la coutume serait de vivre en peignoir blanc.

 

Des snobs se dit la réceptionniste, de toute façon il faut être snob pour venir ici sans faire de ski et s'enfermer une matinée dans le spa.

 

9h

 

La plupart des clients ont quitté l'hôtel pour aller skier. C'est l'heure des femmes de chambre et des chariots de linge dans les couloirs.

 

9h24chambre 215

 

En passant l'aspirateur dans la chambre 215, madame Estache trouve un billet de 100 euros par terre, sous le lit. Elle reste un instant figée, ne sachant que faire. C'est une somme importante cent euros, au moins une semaine de courses pour sa famille.

(C'est simple, pense-t-elle, je n'ai même jamais touché un billet de cent euros.)

Sur un réflexe, elle aspire le billet, court à la réserve pour changer le sac de l'aspirateur, met le sac plein dans un sac poubelle, éventre le sac de l'aspirateur, récupère le billet, va jeter le sac poubelle au grand container extérieur, et va cacher le billet dans la boîte à gants de sa voiture. Rien ne justifie un tel excès de prudence mais son cœur bat à cent à l'heure, elle vient de gagner en quelques secondes l'équivalent de plusieurs jours de travail. Elle n'a pas non plus le sentiment d'avoir volé qui que ce soit.

 

9h24 chambre 104

 

Mademoiselle Lambruche, une des quatre personnes à s'être rendue au spa retraverse le hall en sens inverse, elle est en larmes. A peine a-t-elle disparu dans l'ascenseur qu'un garçon la suit en courant, mais l'ascenseur est déjà parti, le garçon fonce vers les escaliers. Celui-là a fait une connerie pense la réceptionniste avant de répondre à la sollicitation du téléphone.

Quelques secondes plus tard, le garçon commence à tambouriner à la porte de sa chambre, mais mademoiselle Lambruche ne veut pas lui ouvrir. Il supplie, et frappe, frappe sans discontinuer contre le vantail mais en vain, mademoiselle Lambruche reste rétive aux suppliques.

 

9h24-9h35 Réception

 

Longue, très longue conversation téléphonique de la réceptionniste avec un client italien s'obstinant à vouloir parler anglais et que la réceptionniste – dont la maîtrise de l'anglais est excellente –, ne comprend pas. Mais, connaissant aussi l'italien, elle lui demande (en italien) de bien vouloir s'exprimer dans cette langue, ce que le client refuse, voulant absolument afficher sa connaissance de l'anglais. La réceptionniste met plusieurs minutes à comprendre qu'il veut réserver une chambre pour le samedi suivant ce qui est de toute façon impossible puisque l'hôtel est complet jusqu'à la fin des vacances scolaires des trois zones.

Le client lâche alors une série de jurons en italien – que la réceptionniste, cette fois, comprend très bien.

 

 

10h22

 

Mademoiselle Lambruche ouvre enfin la porte de leur chambre et trouve Cédric allongé au sol. Elle se penche, lui demande de se lever et le fait entrer, l'assied sur le lit, le regarde longtemps, tandis qu'il garde la tête baissée, parle.

 

― Je t'ai vu. Tu croyais qu'avec les remous je ne te verrais pas mais je t'ai vu. J'ai vu ta main entre ses jambes, et son corps à elle bouger doucement. Qu'est-ce que tu lui trouves ? Je croyais que j'étais plus belle qu'elle, tu me l'as toujours dit, que j'étais plus fine, plus sensuelle, ce sont tes mots, je n'invente rien, alors qu'est-ce qu'y t'as pris ? Et comment je vais faire pour lui parler maintenant, je ne pourrai plus lui parler normalement, tu te rends compte ? Par ta faute je ne pourrai plus lui parler normalement. Maintenant va-t-en, je ne veux plus te voir.

 

12h30

 

La salle de restaurant ronronne dans sa routine quotidienne. Le repas de midi est celui qui rassemble le moins de clients, les gens préfèrent rester sur les pistes et manger sur le pouce. Ils se rattrapent le soir.

 

 

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14h50

 

Un hélicoptère de la Gendarmerie nationale se pose sur le parvis de l'hôtel. Il vient chercher le ministre de toute urgence, dans la matinée un groupe armé a pris en otage le directeur général d'Aéroports de Paris ; ils exigent la mise à disposition d'un avion long courrier et de quatre millions d'euros en liquide. «Ça fait chaud pour un seul bonhomme », aurait hurlé le ministre dans son téléphone avant l'arrivée de l'hélicoptère.

L'incident crée l'événement, tout le personnel de l'hôtel et les quelques clients présents à cette heure sortent pour assister à l'envol du ministre.

Il y a même un journaliste de la presse locale venu faire un article élogieux sur le sens du devoir du ministre annulant ses vacances pour se remettre au service de l'Etat. Il réussit à arracher quelques mots à l'auguste personnage sous la tempête des pales de l'appareil : « Nous ne cèderons pas au chantage ». Ça fait peu pour un article entier mais le journaliste a de l'expérience, il sait remplir les vides et faire parler les non-dits.

 

15h10

 

L'heure de la fin du service est passée depuis quarante minutes lorsque se présente un couple pour déjeuner. Le directeur les accepte tout de même car il est physionomiste et ces gens ont déjà séjourné dans son hôtel. Le chef cuisinier vient de terminer le nettoyage du piano lorsque la commande apparaît sur son écran : un coq au vin, une sole poêlée.

Sans compter les entrées.

Le chef, seul en cuisine à ce moment, manque s'étrangler.

Il entre en salle, et se dirige vers le couple assis en train de discuter avec le directeur des bienfaits de la vitamine D et de l'air de la montagne :

 

― C'est vous qui voulez déjeuner ?

― Euhhh oui, répond l'homme, oui oui.

― OK alors tenez, dit-il en lui tendant son tablier, moi j'ai fini depuis une demi-heure.

 

L'homme reste là ne sachant que faire de ce tablier de cuistot, lui qui n'a jamais fait cuire quoi que ce soit de sa vie.

Le directeur entraîne à part le cuisinier :

 

― C'est un repas à cent vingt euros, chef, vous ne pouvez pas me faire ça.

― Bien sûr que je peux, vous n'avez qu'à le faire vous-même, ce repas, après tout c'est bien comme ça que vous avez commencé, non ? Moi je suis cuisinier, pas esclave.

― Oh je vous en prie, évitons les grands mots, ces gens... il y a de fortes chances qu'ils réservent quelques nuits.

― Ça m'est égal, moi j'ai tout nettoyé. Et puis c'est complet en ce moment, je ne vois pas où est le problème.

― Le problème c'est votre sale caractère.

― Un cuisinier qui n'aurait pas un sale caractère serait un mauvais cuisinier, le sale caractère, chez nous, c'est la marque de la recherche de la perfection.

― Je ne sais plus quoi dire.

― Mais si, vous savez quoi dire seulement on est en pleine saison avec cent quarante couverts tous les soirs, et vous ne voulez pas prendre le risque que je vous plante là, vous et vos repas en milieu d'après-midi.

― Bon bin, je vais le faire alors.

― C'est ça faites-le, et faites-le bien, je goûterai la sauce, ce soir. Sinon je peux les virer si vous ne vous sentez pas.

― Non non, je vais le faire.

― Voilà. Et à feu doux la sole.

― Je sais, je sais.

― Et vous nettoyez tout, après.

― Tout. Je nettoie tout. Au revoir.

 

Dans les alentours de 16h, chambre 446

 

Christelle et Samuel Landon sont assis, prostrés, sur le lit. Christelle est tournée vers la fenêtre, elle bénéficie de la vue sur les Pyrénées, Samuel vers la porte de la salle de bains. Il n'y a pas eu de dispute entre eux, pas de violence, il s'agit plutôt d'une indifférence molle qui s'empare de leur vie ; le constat, aussi, que l'argent qu'ils gagnent ne leur sert pas à grand chose, sinon à venir s'enfermer dans un hôtel de luxe en attendant le retour à la routine de la vie normale.

Ils n'ont rien de particulier à se reprocher, ils cherchent un sens au moment.

 

― Allons prendre un spa, propose Christelle.

― Non, tu sais que je déteste me baigner avec des inconnus, me tremper dans la même eau que des étrangers, je déteste cette promiscuité, depuis le temps tu devrais le savoir.

― Et moi je n'aime pas que des mains étrangères touchent mon corps, ton idée de massage était aussi débile que la mienne.

― Je n'ai pas dit ça.

― Si on allait skier ?

― C'est trop tard, dans une demi-heure il va faire nuit. Et puis il neige.

― Oui, il neige.

― La patinoire ?

― Pour aller se casser un bras, merci.

― Si on se mettait dans le lit ?

― Mh... J'aimerais autant regarder un film.

― Je vais aller voir ce qu'ils ont.

― Non, ils n'auront pas ce genre de film.

 

Un long temps se passe encore sans qu'ils n'aient plus rien à dire.

Ils occupent le lieu, chacun se disant qu'il pourrait aussi bien être n'importe où ailleurs, qu'il serait difficile dans cette période qu'ils traversent, de combler la vacuité de leur vie.

 

― Demain si tu veux on ira en Andorre.

― Oui, pourquoi pas, on verra.

 

17h15

 

Surveillant la mise en place de la salle pour le dîner, M. Honéreux interpelle un serveur en train de disposer les verres devant les assiettes : « Allons, garçon, on prend toujours les verres par le pied, jamais par le ballon, vous avez laissé des traces de doigts partout, vous allez m'essuyer tous les verres que vous avez touchés. »

Manifestement le jeune garçon prend mal la chose, il est en contrat d'apprentissage, il est là pour apprendre le métier, pas pour servir de défouloir à la nervosité du seigneur du lieu – mais à l'instant de la patronale invective, son geste se suspend, les doigts, pris en faute sur le fait semblent même brûler au contact de la matière jusque là immaculée et relâchent leur coupable adhérence, incapables de maintenir une pression suffisante pour garder en main le verre ; le verre, lui, se trouvant dès lors soumis à la loi de la chute des corps chute et s'écrase aux pieds du garçon, des éclats vont même se nicher jusqu'entre les pieds du patron, pourtant debout à quelques mètres de la scène.

M. Honéreux souhaite se montrer magnanime, il va affirmer que cela peut arriver à tout le monde de casser une verre : « Allons, garçon, ce n'est pas bien grave, ça peut arriver à tout le monde de casser un verre, allez chercher un balai et nettoyez ça. Le verre, on le retiendra sur votre paye ».

 

17h32

 

Un incident éclate à la réception. Mademoiselle Karine Saudart, la réceptionniste du soir n'a aucune trace de la réservation pour ce jour de monsieur Unglucklich debout devant la banque d'accueil, ses deux valises à ses pieds, après, dit-il, un voyage éprouvant de plus de six heures.

 

 

 

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17h40

 

Le directeur consent à descendre à la réception. Monsieur Unglucklich présente sa réservation internet effectuée cinq semaines auparavant, ainsi que le preuve du paiement par carte bancaire.

Tout colle et pourtant il n'y a aucune trace de la réservation.

 

― Un bug informatique, essaie le directeur.

― Vous vous moquez de moi ? répond le client. J'ai payé, je veux ma chambre.

― Il n'y a plus de chambre, je suis désolé, nous somme en pleines vacan...

― J'ai payé je veux ma chambre.

― Ecoutez, je vais téléphoner à des hôtels des alentours et...

― Non. Je veux une chambre ici.

 

Le directeur a beau étudier de long en large le planning des réservations, l'écran de l'ordinateur se révèle incapable de prendre en compte la détresse du directeur ni la colère du client et de sortir miraculeusement de ses entrailles une chambre vacante. Alors quoi ? Chasser un client ?

Soudain, c'est l'illumination.

 

― Monsier Unglucklich, je vous demande un quart d'heure, installez-vous au salon, commandez ce que vous voudrez, c'est offert par la maison, et dans un quart d'heure j'aurai réglé le problème.

― Eh bin voilà.

 

 

17h56

 

Le directeur réapparaît dans le grand salon de l'hôtel et annonce à M. Unglucklich que sa chambre sera prête dans une demi-heure, il n'aura qu'à s'adresser à la réception. M. Unglucklich en est ravi mais demande tout de même d'où sort cette chambre miraculeusement disponible, comme semble-t-il sous la baguette d'un magicien. Le directeur ne répond pas, se contente d'un petit sourire supérieur, genre si je n'étais pas là que deviendrait le monde, et se retire en souhaitant un bon séjour à M. Unglucklich.

 

 

18h10

 

Madame Estache est convoquée chez le directeur. Le client de la 215 se plaint de la disparition d'un billet de cent euros dans sa chambre. Il est certain d'avoir vu le billet sous le lit le matin même, il ne l'a pas ramassé, parce qu'il n'en avait pas un besoin immédiat, se disant qu'il le récupèrerait le soir.

Le directeur regrette mais ce travail demande une honnêteté absolue, il va devoir licencier madame Estache pour faute professionnelle.

Licenciement immédiat.

Madame Estache reste droite sur son siège, le regard planté dans celui du directeur. Elle s'était préparée à cette éventualité et ne flanche pas. Elle dit au directeur qu'elle n'a pas vu de billet, son ton est calme, posé, elle n'a d'ailleurs jamais vu de billet de cent euros de sa vie, elle n'en connaît même pas la couleur, le client a dû ranger le billet sans s'en rendre compte, elle ne peut pas être licenciée pour une faute qu'elle n'a pas commise.

Le directeur comprend.

Compatit.

Madame Estache est un bon élément. Jamais une faute.

Mais il ne peut pas laisser passer comme ça sans rien faire.

Laisser passer quoi, demande madame Estache.

Laisser passer dit le directeur.

L'hôtel doit être irréprochable sinon c'est la chute, et ça va très vite.

Puis, après un temps, il annonce qu'il va trouver un compromis.

Propose alors de rendre cent euros sur les comptes de l'hôtel, mais à condition que ce soit madame Estache qui aille voir le client et lui remette l'argent.

Mme Estache refuse. Accepter serait accepter sa culpabilité, dit-elle, or elle n'est coupable de rien. S'il était sous le lit, le billet est peut être passé dans l'aspirateur sans qu'elle s'en rende compte, mais c'est impossible à vérifier, elle a changé le sac le matin même et les containers ont été vidés en début d'après-midi.

Le directeur ne sait plus que dire, il est confronté à la parole de son employée contre celle de son client.

Après quelques secondes de réflexion il déclare avoir changé d'avis, il va garder Madame Estache mais elle sera désormais employée au nettoiement du rez-de-chaussée. Les cent euros seront défalqués de la note du client.

Le rez de chaussée.

Soit.

Madame Estache râle pour la forme, pour montrer qu'elle a bien reçu ce dernier relent suspicion, mais pour elle le rez de chaussée ne fait pas de différence, ça ou autre chose.

 

18h33

 

Le chef cuisinier éclate de rire en goûtant la sauce au vin préparée dans l'après-midi par son patron – c'est de la boîte, pense-t-il aussitôt, le salaud leur a vendu soixante euros de la sauce en boîte.

La bouteille vide de Fitou Château de Nouvelles nonchalamment laissée sur un plan de travail n'est là que pour donner le change : au mieux le patron a bu le vin seul, au pire il l'a jeté pour étayer sa supercherie.

Le chef appelle tous les commis et apprentis à venir goûter la sauce du patron, ce chef d'œuvre d'incompétence, de renoncement, et de sabotage de sa carte.

 

19h40

 

M. Unglucklich entre en furie dans le bureau du directeur - allons bon, se dit se dernier, ça aurait pu passer comme ça mais non, c'est un coriace celui-là, cette journée ne s'achèvera donc jamais.

 

― Vous vous moquez de moi ?

― Je euh... pardon cher monsieur je ne comprends pas. Quelque chose vous déplaît ?

― Quelque chose ? Ah ! Vous manquez pas d'air. Allons, ne faites pas l'innocent, vous savez très bien de quoi je parle.

― Eh bien à vrai dire non. Pas du tout. Mais si vous consentez à m'expliquer je suis certain que nous trouverons une solution.

― J'ai trouvé ça dans le tiroir de la chambre, dit-il en lançant une feuille sur le bureau.

 

La réservation du ministre. Négligence du ménage en urgence. Le directeur soupire intérieurement, ce ne sera rien – mais tout de même, sait-on jamais il appuie discrètement sur le bouton d'appel de l'agent de sécurité.

 

― C'est à dire que oui cette chambre s'est libérée dans l'après-midi et nous avons dû faire le ménage rapidement pour vous loger. Vous pardonnerez j'espère cet oubli, je suis certain que le reste de la chambre est impeccable.

― M'en fous du papier, c'est pas le problème.

― Ah ! Bien bien bien. Pas le problème. Et où se trouve donc le problème ?

― Vous comptez vraiment me faire dormir dans la même chambre que celle de ce pourri ? Dans le lit où il a dormi ? Vous voulez que je dorme dans le lit de ce type ? Je rêve. Vous pouvez vous brosser jusqu'à la septième génération de directeurs d'hôtel. Jamais je dormirai dans ce lit, vous allez me trouver une autre chambre, ou faire changer quelqu'un ça m'est égal, tout m'est égal pourvu que je dorme pas dans ce lit.

― C'est impossible monsieur, tout à fait impossible, nous n'avons plus une chambre libre.

― Tu vas voir si c'est impossible.

 

Lance le client en se levant.

L'agent de sécurité entre alors dans le bureau. Il est grand et fort, une matraque pend à son côté. L'homme s'arrête :

 

― Ah je vois, vous êtes comme lui, vous faites donner les chiens quand ça va mal, puisque c'est comme ça je m'en vais de ce repaire de fachos. Remboursez-moi et appelez un taxi.

 

 

20h00

 

Les résidents arrivent les uns après les autres dans la salle de restaurant. Ils ont laissé sur les pistes le petit côté aventureux qu'ils sont venus y chercher et tous ou presque sont habillés comme pour un dîner d'ambassade. Il faut dire que tous ou presque se considèrent comme les représentants du bon goût – chacun bien sûr en tant que seul détenteur de la véritable notion de bon goût.

 

 

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20h15

 

Le jeune serveur Cyril Escoble, dont c'est la première saison en tant que professionnel se souviendra toute sa vie de l'incident survenu ce soir-là.

Le service à l'anglaise du potage requiert un certain savoir-faire et une bonne maîtrise de ses gestes. Cyril n'en manque certes pas mais aujourd'hui, engoncé dans sa veste et le cou serré par le nœud papillon, dans cette salle surchauffée, il sent peu à peu la sueur ruisseler sur son visage. Il l'essuie discrètement à plusieurs reprises d'un revers de manche mais l'incident se produit lorsque, se penchant sur la gauche d'une dame pour lui proposer une louche de potage, ses lunettes glissent soudain de son nez et opèrent un plongeon dans la soupière, allant même jusqu'à éclabousser la blancheur jusque là immaculée de sa veste.

Le temps s'arrête.

Cyril passe en une seconde du statut de serviteur invisible à celui de vedette involontaire.

Les six personnes présentes à la table se retiennent pour ne pas éclater de rire.

Chacun tache du regard d'adopter un comportement détendu, bon prince, genre ce n'est rien jeune homme ce sont des choses qui arrivent, chacun avec effort s'emploie à cela jusqu'à ce qu'un des convives lance cette phrase :

 

― Dommage pour la soupe qu'il n'ait pas porté des lentilles.

 

Dès lors c'est une sorte d'hallali qui se produit. Une jeune fille explose d'un rire qui se communique aussitôt à la table et aux tables voisines. La nouvelle se répand à grande vitesse, la contagion gagne les tables les plus éloignées, on sort même des cuisines pour voir ce qui se passe, on n'essaie plus désormais de se retenir, la chose est impossible, au dessus de simples forces humaines : la salle tout entière n'est plus que rire.

Seul Cyril, debout à côté de la table, la soupière sur sa main gauche, la louche dans sa droite, semble figé. Et puis la phrase le frappe lui aussi de plein fouet, « dommage pour la soupe qu'il n'ait pas porté de lentilles », il est alors obligé, pardon, excusez-moi mais je n'en peux plus, de déposer entre deux assiettes la soupière pour ne pas ajouter la catastrophe au ridicule, et pouvoir se laisser aller à ce moment où une situation a priori dramatique se transforme en bonheur absolu.

Et rire à n'en plus pouvoir.

Rire jusqu'à ne plus maîtriser son corps ni ses gestes.

Jusqu'à se moquer des conséquences du rire.

Dans un inimaginable élan de complicité avec les clients.

 

Il faut ensuite quelques minutes avant que revienne le calme et que Cyril s'en reparte vers les cuisines changer de soupière, de veste, et retrouver, en même temps que ses lunettes, un semblant de dignité – mais ce ne sera pas chose facile, ni ce soir, ni même dans les jours à venir : pour tous les résidents il restera jusqu'à la fin des vacances le garçon-qui-a-fait-tomber-ses-lunettes-dans-la-soupière.

 

21h30

 

Madame Lachefol se présente à la réception pour récupérer la clé de sa chambre. La réceptionniste lui remet un message. Quelqu'un l'aurait déposé ? Non non c'est arrivé par courrier, simplement par courrier. C'est une enveloppe blanche normale, fermée. Madame Lachefol ouvre l'enveloppe, lit le message et s'évanouit dans un cri.

La réceptionniste ne sachant que faire appelle aussitôt M. Honéreux.

 

20h31

 

Alerté par le cri, un homme s'est précipité depuis le salon et lance, avant de se pencher sur le corps mou de madame Lachefol : « Docteur De Foucard, je m'en occupe ».

 

 

20h55

 

Madame Lachefol a été portée dans sa chambre après avoir été dûment piquée par le client-médecin.

« Tension normale, a déclaré ce dernier, inutile de rameuter la garde, elle va dormir jusqu'à demain sans problème ».

 

 

21h50

 

La grande salle de restaurant est vide.

Les serveurs se trouvent devant le chantier quotidien de ces cent quarante couverts à nettoyer.

Et puis dresser les tables pour le petit-déjeuner du lendemain.

 

 

22h40

 

Le docteur De Foucard, seul dans sa chambre, déplie et défroisse la lettre que madame Lachefol tenait serrée dans sa main au moment de son intervention :

 

« Maman, il faut que tu arrêtes maintenant ton harcèlement. Je te l'écris parce que je ne veux pas t'affronter, je ne veux pas de ta tête de chien battu. Je ne te présenterai jamais de fille et tu ne seras jamais grand-mère, inutile de te faire des illusions, mais tu le sais bien sûr, tu le sais depuis longtemps, une mère sent ce genre de choses, n'est-ce pas, tu n'attendais finalement que cette confirmation. Ton fils. »

 

Finalement, pense le médecin, finalement, il y aura peut-être des complications.

 

23h25

 

Madame Pidonce, la plus ancienne cliente régulière de l'hôtel, vient chercher un peu de réconfort auprès du barman, dans le salon de l'hôtel. Il y a là, à demi effondré, à demi ivre sur un tabouret, le jeune Cédric, venu chercher du réconfort auprès des gens venus chercher du réconfort. Elle commande une vodka et s'assied à ses côtés.

 

― J'avais un hôtel moi aussi, autrefois, quand mon homme était vivant. C'est pour ça que j'aime l'atmosphère des hôtels. Un hôtel plus modeste que celui-ci mais un bel hôtel.

― Mh. Et qu'est-ce que je pourrais faire maintenant ? Une main entre les cuisses de sa sœur et elle, elle fout la tête sous l'eau.

― Une fois j'ai logé tous les coureurs du Tour de France dans mon hôtel.

― Je te jure. Une main entre les cuisses de sa sœur.

― J'ai même une photo dédicacée d'Eddy Merckx.

― De toute façon dans l'eau on sent pas grand chose. Elle a beau dire.

― Nous avions une belle vie.

― Et pis pourquoi elle s'est laissé faire, l'autre ?

 

Il y a un piano dans un coin du salon, madame Pidonce se lève et va jouer un prélude de Bach. Quand elle a terminé elle revient s'asseoir à côté du jeune homme. Il lui dit :

 

― C'est facile à jouer ce truc, ça change presque jamais.

― Vous avez toute la nuit pour la récupérer. Qu'est-ce que vous faites là ?

― Elle veut plus me voir.

― Mais si elle veut vous voir. Elle vous attend, même.

― Tu parles, j'ai mis ma main entre les...

― Je sais je sais, entre les cuisses de sa sœur. Et alors ? Vous croyez qu'elle va vous sacrifier pour un geste ?

― Chais pas. Elle a l'air.

― Bien sûr que non. Mais il faut qu'elle en sorte la tête haute, alors profil bas jeune homme, profil bas.

― Mais comment je...

―Je suis sûre que vous trouverez. Et emmenez-là ailleurs, seule. Mais d'abord vous devez dessoûler, allez venez, allons marcher dehors, le froid vous fera du bien.

 

Le barman lance un sourire complice à la vieille dame et commence à nettoyer le percolateur. C'est pas à cette heure-ci qu'il vendra du café.

 

 

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