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3 avril 2012 2 03 /04 /avril /2012 20:48

 

 

FADILA ET CHAWKI EMBARRECK : INCIDENT SURVENU AU MOIS D'OCTOBRE 2010 A LEUR DOMICILE, 27, RUE DES ALGORYTHMES POETIQUES, A MONTPELLIER, QUARTIER DE CELLENEUVE, REGION LANGUEDOC-ROUSSILLON, FRANCE.

 

 

Madame et monsieur Embarreck sont propriétaires à Celleneuve d'un petit pavillon de 90 mètres carrés dans lequel ils ont fait naître et grandir leur famille. Le pavillon dispose sur l'arrière d'un jardin de quatre cents mètres carrés dans lequel monsieur Embarreck ne fait pousser que des fleurs car madame Embarreck adore les fleurs et monsieur Embarreck adore sa femme.

Au mois de janvier 2009 le couple a reçu la visite on ne peut plus officielle de gens venus depuis la lointaine mairie leur annoncer qu'une troisième ligne de tramway allait être construite à Montpellier, que cette ligne desservirait le quartier de Celleneuve et surtout, surtout, qu'elle allait traverser, cette ligne, le jardin de leur pavillon.

Leur jardin.

Le jardin dont monsieur Embarreck a fait une perfection de jardin.

Plutôt vers le fond mais quand même.

En dédommagement ils recevront une somme calculée sur le prix moyen du terrain à bâtir de l'année, soit soixante quinze mille euros pour les deux cent cinquante mètres carrés de terrain amputé.

Chawki Embarreck n'est pas du genre râleur ni tempêteur, même s'il se dit que rien, aucune somme ne peut compenser la perte de la moitié de son jardin. C'est donc avec une certaine résignation qu'il voit arriver les tractopelles et les excavatrices. Avec nostalgie qu'il voit peu à peu son jardin avalé par les bouches des monstres mécaniques – en allés les rosiers, envolés les parterres fleuris, arrachés les lavandes et les hortensias.

Le 20 octobre 2010, en pleins travaux, ce sont cette fois des policiers qui viennent sonner à la porte du pavillon. Les ouvriers du chantier ont découvert des ossements humains dans leur jardin.

Monsieur Embarreck ne comprend pas le terme « ossements humains », ou plutôt préfère ne pas comprendre.

Des gens, dit un des policiers, des os de gens. Il y a deux personnes enterrées dans votre jardin depuis longtemps. On peut supposer qu'elles ont été assassinées et enterrées là pour ne pas qu'on les découvre.

Un instant monsieur Embarreck pense aux centaines de roses qui ont poussé au dessus de ces morts et il en est heureux, il éprouve soudain une grande joie intérieure, une grande fierté, car ces gens ont eu la plus belle tombe qui se puisse imaginer, constamment soignée, entretenue, fleurie, et tout ça grâce à lui, Chawki Embarreck.

Le procureur de Montpellier a ouvert une enquête, reprend le policier, et jusqu'à nouvel ordre, les époux ne doivent pas quitter Montpellier sans autorisation.

« Et où voulez-vous qu'on aille, déclare monsieur Embarreck, le plus loin qu'on a été dans notre vie c'est à Perpignan, pour aller voir des cousins de ma femme. »

Une semaine plus tard, l'officier de police se présente à nouveau au pavillon : après analyse il s'avère que les ossements découverts remontent à plus de cinquante ans en arrière, bien avant, donc, que la famille Embarreck s'installe ici, ce qui, bien entendu les met hors de cause.

 

Le soir, tandis que tous deux s'assoupissent doucement devant la télé, monsieur Embarreck déclare à sa femme :

« Heureusement qu'ils sont vieux ces os, parce qu'avec le nom qu'on a, on était bons. »

 

 

 

 

gueule bleue

 

 

 

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3 avril 2012 2 03 /04 /avril /2012 20:43

 

VINGT-CINQ MINUTES DANS LA VIE DE REINE MIQUELOT, 12 OCTOBRE 2011, 14H30-14H55, 488, RUE DE LA MAISON UNIQUE, QUARTIER DE CELLENEUVE, MONTELLIER, REGION LANGUEDOC-ROUSSILLON, FRANCE.

 

 

En principe, madame Miquelot n'ouvre jamais sa porte à des inconnus si son mari n'est pas là.

Ce jour-là, pourtant elle se laissa convaincre par le ton professionnel de ses visiteurs. Ils n'avaient rien à vendre, ils ne venaient pas faire de prosélytisme religieux ni politique : ils appartenaient à l'université.

Jusque là, l'université était pour madame Miquelot une sorte de nébuleuse où des gens étaient payés à écrire des livres illisibles. Elle avait eu une nièce, autrefois, qui était allée faire des études d'histoire à l'université. Cela lui avait pris plusieurs années. Plusieurs années de sa vie. Elle avait passé des mois entiers enfermée dans des bibliothèques et avait elle aussi frappé à des portes inconnues pour essayer de retrouver des témoins de la période choisie pour son travail de fin d'études. Alors, même si madame Miquelot n'est pas allée au delà de la dixième page de ce travail, par solidarité avec sa nièce, elle consent à ouvrir à ces gens – après qu'ils eussent glissé sous la porte leurs cartes professionnelles.

Virginie Florentine et Gaëtan Louvier. Sous leur nom était portée la mention « sociologue », et en dessous encore figurait le très officiel logo de l'université de Montpellier.

Deux jeunes gens sympathiques qui acceptent son café et ses madeleines – faites le matin même sans trop savoir qui les mangerait puisque son mari devait réduire au maximum sa consommation de sucre, il faut sans doute voir là un signe du destin, se dit madame Miquelot dans la joie de l'offrande.

Jusqu'à la première question, donc, l'atmosphère est plutôt détendue et bonne enfant.

Les jeunes gens font une enquête sur les ménages français et sur certaines de leurs, hum, certaines de leurs pratiques. Si madame Miquelot veut bien répondre, son nom n'apparaîtra nulle part, ce n'est pas ce qui les intéresse.

Madame Miquelot ne comprend pas très bien ce que recouvre cette expression « les ménages français ».

Elle attend.

Un rien excitée par la situation, car c'est la première fois que des gens s'intéressent à sa vie – ce qu'elle a du mal à comprendre, d'ailleurs, étant donné le peu d'intérêt que sa vie représente à ses yeux.

Et puis vient cette première question, à laquelle après une longue minute de réflexion elle répond par un laconique « Je ne sais pas », car effectivement, elle ne peut pas répondre, elle ne peut pas dire si elle est heureuse ou non, ce n'est pas une question qu'elle se pose, ce n'est même pas une question, ce n'est rien.

« Il faut vivre, répond-elle aux jeunes gens, voilà, il faut vivre ».

La deuxième question la fait éclater de rire : « Un autre homme que Charles ? Ah ah, et pour quoi faire ? Vous trouvez que ça suffit pas avec un ?  Pourquoi j'irais m'encombrer d'un autre ? Il est pas mauvais bougre le mien, il faut juste que je fasse attention à pas froisser sa susceptibilité, voyez, mais ça j'ai appris avec le temps, en trente et un ans ans j'ai eu le temps d'apprendre, non je me plains pas, j'aurais pu tomber pire ».

Les jeunes gens insistent, ils veulent vraiment être certains que madame Miquelot n'a pas connu d'autre(s) homme(s) dans sa vie. A quoi elle répond en leur demandant si ça leur semble si extraordinaire que ça, puisqu'ils n'ont pas l'air de la croire.

Madame Miquelot enfin, se braque définitivement lorsqu'ils lui demandent, après maints détours et précautions de langage, mais enfin, il faut parfois appeler un chat un chat et il est des mots dont on ne peut se passer si on attend une réponse précise, lorsqu'ils lui demandent, donc, la fréquence de ses rapports sexuels avec son mari.

La réponse tombe en même temps qu'une distance – un abîme – s'installe entre eux dans la pièce : « Les enfants, je crois qu'il vaudrait mieux que vous partiez maintenant, mon mari ne va pas tarder à rentrer ».

Virginie a beau expliquer qu'il n'y a rien de malsain dans la question, que c'est juste une statistique à renseigner, un chiffre dans une case, comme si elle parlait à un mur, un objet, une machine, bref, Virginie a beau ramer, elle reste dans l'impossibilité d'atteindre le rivage des certitudes de madame Miquelot.

 

Madame Miquelot, sans répondre se lève ensuite pour les raccompagner à la porte, ce n'est pas demain la veille que quelqu'un – quand bien même serait-il envoyé en mission par l'université, la solidarité familiale a des limites –, ce n'est pas demain la veille que quelqu'un l'obligera à parler de « ça ».

 

 

 

Chardon

 

 

 

 

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21 janvier 2012 6 21 /01 /janvier /2012 15:15

JOHNNY ASHLER

 

 

Il est ouvrier imprimeur dans la banlieue de Coventry, Grande Bretagne, et se voit, à cinquante deux ans, doucement poussé vers la porte de sortie. C'est une fatalité, on entend cette phrase à longueur d'émission télé, c'est une fatalité, tout se barre, il n'y a plus de travail, les gens ne font plus rien imprimer, plus de cartes de visite, plus de faire-part de naissance ni de décès, plus de registres, plus d’invitations, tout cela se fait maintenant sur ordinateur, chacun fait chez soi son petit pâté, loin de la qualité de l’imprimerie ; à peine encore quelques faire-part de mariage dans quelques familles de la ville. Seulement lui ne sait rien faire d’autre que conduire ces machines à produire de l’écrit, ne peut rien sentir d’autre que l’odeur de l’encre, sur lui même la nuit, ne peut rien entendre que l’offset qui rythme sa vie depuis vingt huit ans, mais les imprimeries, c'est une fatalité, ferment les unes après les autres, on va lui écrire, parce qu’on n’osera pas affronter son regard, que celle-ci aussi va s’arrêter et qu’on n’y peut rien, désolé, on a tout essayé.

L’imprimerie, c'est la seule chose qui le retient encore, comme par un fil, à la vie, la vraie vie, celle des gens ordinaires. Et voilà que la rumeur de fermeture fait ressurgir de plus en plus fortes ses envies premières, pour ne pas dire ses pulsions. Il aurait voulu être celui qui échappe a tout contrôle, celui qui un jour peut revenir a l’être premier, qui laisse parler ses envies et peut montrer aux autres qu’il faut les laisser parler, celui qui parvient à être l’incarnation de la négation du monde, parce que le monde n’existe pas, il n’est que foutaises, imagination, un leurre, rien ne compte. Celui qui considère la mort des autres comme anecdotique, et parvient à tuer pour se laisser aller, tuer et faire tuer en masse.

Celui qui peut regarder ça avec indifférence, par exemple un corps perforé de balles, celui-là oui est dans le vrai ; mais ils ne sont pas nombreux ceux-là pense-t-il depuis toujours, pas nombreux à franchir les obstacles, quelques uns de loin en loin, jusqu'à ce que les génération suivantes aient oublié les carnages et qu'un nouveau carnage puisse advenir ; il aurait bien voulu faire partie de cette élite, Johnny Ashler, mais il lui manque le charisme et la volonté – et il n’a pas envie d’être un de ces petits tueurs d’école à la manque qui se font descendre par les flics à peine quelques coups de mitraillette donnés, il a d’autres ambitions.

Il ne désespère pas d’être un jour spectateur d’un de ces grands sursauts de la réalité, quitte à en être aussi une victime.

 

 

 

 

  OMBRE

 

 

 

 


 

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28 décembre 2011 3 28 /12 /décembre /2011 00:00

 

FRANCOIS-MARIE EGHIO, 12 OCTOBRE 2011, ENTRETIEN EN MAISON D'ARRÊT

 

 

Parfois, que voulez-vous, vous êtes poussé dans une direction malgré vous et vous n’y pouvez rien. Votre vie s’en va sur une voie où vous ne vouliez pas aller mais vous y allez quand même, vous ne savez pas pourquoi mais vous y allez, à reculons mais vous y allez, c’est, comment dire, une sorte de fatalité, de toute façon les choses ne peuvent pas être autrement, pas la peine d’essayer quoi que ce soit, au bout du compte vous irez, vous savez que vous irez et donc vous y allez, inutile de retarder l’échéance, autant y aller tout de suite vous dites-vous, et qu’on en finisse. Seulement moi, je n’ai pas forcément envie de vous la raconter, ma vie. Vous êtes là dans votre costume bien propre, et moi je suis ici, je ne sais pas pour combien de temps. Le problème, voyez-vous, c’est que dans cette affaire je ne donne à personne le droit de me juger. Depuis quand est-ce un crime d’aimer deux femmes en même temps ? Allons, répondez, répondez honnêtement je vous prie pas par un de ces détours d’avocat, et combien d’hommes dans votre beau pays pratiquent la chose de façon cachée ? Vous voyez, ma défense n’est pas à écrire, elle est toute faite, je n’aurais même pas besoin de vous, elle est juste, ma défense, dans la logique des choses. Je sais ce que vous allez dire, je n’aurais pas été obligé de me marier avec les deux, ça aurait simplifié les choses et je ne serais pas là, mais pardon, ça ne change rien quant au fond de l’affaire, il se trouve que j’aime ces deux femmes et qu’avec une d’elles je me suis marié. Avec l’autre aussi oui, mais là j’avais des circonstances atténuantes à faire pleurer tous les jurés de la terre. Ioanna, vous la connaissez ? Ioanna, je la croise un jour dans Rome et là, monsieur, voyez, je ne sais pas si vous êtes capable de comprendre ça mais là, il se produit une chose comme il ne s’en produit qu’une fois dans une vie. Quand je dis je la croise, non, je vais trop vite, il faut prendre les choses dans l’ordre sinon vous ne comprendrez rien. Je la vois arriver sur un trottoir face à moi. Derrière, au fond, le monument à Victor-Emmanuel II, du ciel bleu, des gens qui traversent. Et elle qui arrive, qui marche, donc, vers moi, et moi, quand je vois cette femme arriver, non attendez vous la connaissez Ioanna, c’est la plus belle femme du monde, qu’est-ce vous vous feriez si vous voyiez arriver face à vous la plus belle femme du monde, moi je me suis arrêté, normal, je m’arrête et je regarde, on ne croise pas tous les jours la plus belle femme du monde sur un trottoir de Rome, vous pourrez toujours dire ça au juge, que la plus belle femme du monde c’est une sacrée circonstance atténuante, vous savez j’ai un oncle qui vit ici, à Rome, c’est même pour le voir que j’étais venu, Gilbert il s’appelle, oncle Gilbert et tata Rosine, c’est pas mignon, vingt huit ans de mariage tous les deux, eh bien je peux vous dire que je préfère être marié deux fois et en prison plutôt qu’une seule et en liberté comme lui, enfin quand je dis liberté, il faudrait nuancer, mais passons, et arrêtez s’il vous plaît de sourire comme ça, vous me gênez, je ne sais pas si c’est une marque de connivence ou de bêtise, je m’arrête, donc, je vois cette femme et je m’arrête, c’est un spectacle de quelques secondes à peine, notez bien, elle va passer, son parfum va m’envelopper, elle passera, elle sera passée, et il ne me restera que le regret de ne pas la connaître, et la jalousie, aussi, une immédiate, intense, et féroce jalousie envers tous ceux qui la côtoient, qui l’approchent, la touchent, la prennent dans leurs bras, mais c’est là que l’inexplicable se produit, alors que jusque là elle marchait tête baissée, comme perdue dans ses pensées, à deux mètres de moi elle lève la tête, me voit, s’arrête. Le reste je ne vais pas vous le raconter, vous pourrez bien l’imaginer s’il vous reste un peu d’imagination après toutes vos années de droit. Ensuite, ma foi, c’est là que les choses se sont gâtées. Un mois plus tard, ça existe encore, un couteau pointé dans mon dos, son frère qui m’amène vers la mairie. Stronzo di Francese, ti vai sposarti con la mia sorella o non mi chiamo Feltrinelli, mais j’y pense, vous comprenez le français ?

 

 

 

  pied Hong

 

 

 


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19 décembre 2011 1 19 /12 /décembre /2011 03:10

 

QUERELLE DE VOISINAGE ENTRE JEAN-JACQUES VALLIERES ET MAURICE VENTENAC, À MONTPELLIER, (REGION LANGUEDOC-ROUSSILLON, FRANCE), QUARTIER DE CELLENEUVE, 10 ET 12 RUE DES MOLLES ÉLITES, À COMPTER DU MOIS D'AOÛT 2009. 

 

Genèse : juin-août 2009

 

Après une longue discussion avec son épouse, Vanessa Vallières, Jean-Jacques Vallières prend la décision, en ce mois de juin 2009 de construire un appentis en dur au fond de son jardin. Il doit pour cela sacrifier le parterre de plantes aromatiques, ce qui ne représente pas grand chose au regard des services que rendrait un appentis en dur, lequel appentis, d'après les plans dessinés par Jean-Jacques Vallières lui-même jouxtera la propriété de Maurice Ventenac sur une distance de 3 mètres 50, remplaçant de fait une partie de l'actuel muret de séparation. Dans son appentis Jean-Jacques Vallières compte ranger les outils ainsi que les divers produits utilisés pour jardiner car, a-t-il dit à son épouse, tout ce fatras empêche maintenant de rentrer la voiture dans le garage ce qui est tout de même un comble vu qu'un garage, au départ c'est plutôt fait pour les voitures que pour la tondeuse et les sacs d'engrais.

Vanessa Vallières opposa à son époux l'argument pourtant solide que l'appentis allait occulter un bonne partie de la surface du jardin étant donné que, trois ans en arrière Jean-Jacques Vallières avait déjà construit une terrasse qui en occupait un bon tiers, et que, à force d'enlever des plantes pour mettre du béton, ce ne serait plus un jardin qu'ils auraient mais une piste d'aéroport.

Jean-Jacques Vallières a ri de l'exagération, mais il s'est obstiné et a fini par emporter la décision au motif que la place libérée dans le garage permettra aussi de ranger les jouets des enfants. Il va profiter de ses congés annuels pour commencer à creuser les fondations ou du moins les semblants de fondations nécessaires à son grand œuvre – car c'est la première fois qu'il envisage de construire un bâtiment de ses propres forces, entendons un bâtiment en dur, il aurait pu faire l'acquisition d'une de ces cabanes de bois vendues par les magasins de bricolage, mais il en allait de sa fierté, de son amour propre, ce serait un bâti en dur ou rien.

Il ne savait trop comment faire pour la porte mais il aviserait.

Et puis ces cabanes de bois faut les poser sur une dalle.

Alors à faire du béton.

Les grands travaux commencèrent donc le 4 août car le 1er Jean-Jacques. Vallières se reposa de son année de labeur, le 2 était un dimanche et le 3 fut consacré à l'acquisition des matériaux de construction, ainsi que d'une bétonnière électrique, d'une brouette et de divers petits outils de maçonnerie indispensables – on avait beau aimer le travail, on n'était pas non plus des bêtes, autant travailler dans les meilleures conditions possibles, la dernière fois, pour la terrasse, il s'était pété le dos à mélanger les gâchées à la main.

Le mardi 4 au matin Jean-Jacques Vallières, pioche en main, démontait les parpaings du muret de séparation pour attaquer les fondations.

Monsieur Ventenac le voyant à l'œuvre tout contre sa propre clôture s'en alla le trouver et entre eux s'engagea alors le dialogue suivant :


'Jour, vous faites quoi, là ?

Je creuse.

Je vois bien, chuis pas con, mais vous creusez quoi ?

Je creuse des fondations pour un appentis.

Vous vous foutez de ma gueule ?

Pas du tout, je creuse les fondations, ensuite je monterai les murs et puis je poserai le toit.

Vous allez me foutre les tomates à l'ombre.

Ah oui mais désolé c'est le seul endroit où je peux le placer, là-bas je peux pas, voyez, il y a la balançoire des enfants.

Ouais mais z'allez me foutre les tomates à l'ombre.

Vous savez, l'ombre ça dure jamais très longtemps.

Oui mais là elles seront à l'ombre au moins jusqu'à dix heures du matin.

Eh bein ça leur laisse tout le reste de la journée.

Ouais mais des tomates à l'ombre ça vaut rien, faut qu'elles soient en plein soleil.

Et si vous déplaciez les tomates ?

Mh.

De toute façon, vous savez, les tomates, il faut les changer de place chaque année, elles épuisent la terre.

Ouais... chaque année... ce qui fait qu'à un moment ou à un autre vous z'allez me les foutre à l'ombre.

Désolé mais j'ai pas d'autre endroit.

Pouvez pas arrêter en attendant ?

En attendant quoi ?

Que je les ai déplacées, parce que là, avec votre mur...

Quel mur ? Je creuse des fondations.

Ouais mais va y'avoir un mur, que vous le vouliez ou nom, va y'avoir un mur.

Enfin, faut quand même que je le veuille un minimum, hein, parce qu'il va pas se faire seul, le mur, mais ne vous inquiétez pas, le temps qu'il soit monté vous serez en train d'arracher vos tomates.

Mh.

Et puis de toute façon vous pouvez pas déplacer des tomates qui font déjà 2 mètres de haut.

Faudrait savoir, c'est vous qui me demandez déplacer les tomates.

Je voulais dire changer d'emplacement, pour l'année prochaine et les suivantes, parce que pour cette année vous n'avez rien à craindre, je ne suis même pas sûr d'avoir monté un mur avant fin aout.

Mh.

C'est ça, au revoir.

 

Maurice Ventenac s'apprêtait à repartir mais à mi-chemin de sa maison il se ravisa et revint sur ses pas :

 

Dites, z'allez pas mettre un coq au moins dans votre bicoque ?

Non non.

Non parce ce que ces saletés de bestiaux c'est foutu de gueuler toute la nuit.

Pas de coq.

Et moi, si le bestiaux y gueule, chuis foutu de défoncer la clôture à la masse pour y péter la gueule, j'avertis.

Ne vous inquiétez pas, je n'ai pas du tout l'intention de mettre un coq dans l'appentis ni d'ailleurs aucun animal d'aucune sorte.

Mh.

 

 

Mâturité : février 2010

 

Au mois de janvier 2010, après avoir absorbé tous les week-end de Jean-Jacques Vallières depuis l'été, l'appentis était terminé.

Avec une porte et tout.

On pouvait se tenir debout à l'intérieur, du moins à l'endroit où la pente du toit était la plus haute.

Le toit n'avait pas de gouttières.

Toutes les parois intérieures étaient pourvues de magnifiques étagères.

Jean-Jacques Vallières était fier, si fier.

Il pourrait désormais ranger tous les outils dans son appentis - outils dont ont il avait de moins en moins besoin puisqu'il avait de moins en moins de jardin.

Pour parachever son œuvre, monsieur Vallières décida de crépir l'appentis de la même couleur que la façade de la maison.

Ensuite il inviterait ses amis pour un grand barbecue dans le jardin.

Peut-être même inviterait-il monsieur Ventenac.

Peut-être même achèterait-il du champagne. Au moins du mousseux.

Mais d'abord le crépi.

Il allait commencer par le muret de séparation avec la propriété de M. Ventenac qui court de la maison jusqu'à l'appentis. Trois parpaings de hauteur, c'est pas ce lui prendrait le plus de temps. Le week-end suivant, le 6 février 2010, il s'en alla au matin louer un petit compresseur de manière à projeter le crépi de façon uniforme et, sur le coup des dix heures du matin commença son travail.

Quelques minutes plus tard monsieur Ventenac arriva en courant contre le grillage de séparation de leurs deux jardins.

 

Vous faites quoi là ?

 

Dans un soupir, Jean-Jacques Vallières dut arrêter le compresseur pour pouvoir communiquer avec son voisin.

 

Je crépis.

Je vois bien que vous crépissez, chuis pas con.

 

Il y eut un temps de silence, un long temps pendant lequel Jean-Jacques Vallières, attendant la suite de l'intervention ne sut où faire porter son regard. Monsieur Ventenac reprit :

 

C'est jaune.

Oui, c'est la même couleur que ma façade.

J'aime pas le jaune.

C'est tout de même mon côté, voyez, je ne crépis que mon côté du mur.

— Vous mettez du jaune partout, vous croyez que le grillage arrête le crépi ? Il l'arrête rien le grillage et là y'a du jaune chez moi, par terre.

OK, bon, je m'excuse, je vais protéger.

C'est ça, protégez.

 

Il y eut un nouveau temps pendant lequel, Maurice Ventenac ne s'en allant pas, Jean-Jacques Vallières ne sut quelle contenance adopter. Monsieur Ventenac reprit :

 

Et comment je vais faire maintenant ?

Comment vous allez faire quoi ?

Avec ce jaune par terre.

Oh, il n'y a pas grand chose, d'ici quelques jours il n'y paraîtra plus.

Oui mais je comptais mettre les tomates là, l'an prochain vu que je peux plus les mettre là-bas.

Et hum... en quoi... pourquoi est-ce que vous ne pourriez plus les mettre là.

Je veux pas qu'elles bouffent du jaune, mes tomates, je veux pas qu'elles bouffent votre saleté de crépi.

Dites, bon, il y a quatre gouttes, vous les enlevez et on n'en parle plus d'accord, d'ici l'été prochain elles boufferont plus rien vos tomates, je vais bâcher le grillage, au revoir monsieur Ventenac.

Sinon je porte plainte, j'avertis.

 

Jean-Jacques Vallières planta là Maurice Ventenac et rentra chez lui à la recherche de matériaux pour bâcher le grillage. Puis il oublia l'incident et se remit à l'ouvrage. Le dimanche en fin de matinée le muret était terminé, il allait pouvoir crépir l'appentis lui-même. Il attaqua par le côté gauche. Ce fut long et pénible car il ne pouvait plus bâcher et il devait, pour éviter les projections de crépi dans le jardin de monsieur Ventenac, tenir une plaque de carton de la main gauche et la lance du compresseur de la droite. En quelques minutes il était jaune de la tête aux pieds. Au moment où, dans un immense soulagement il en terminait avec cette façade, Maurice Ventenac réapparut.

 

Embrasement : février-mars 2010

 

Dites, z'allez laisser l'arrière comme ça ?

Oui, je vais le laisser comme ça.

Non parce que vu de mon côté c'est pas terrible.

Oui mais l'arrière est sur votre propriété, qu'est-ce que je peux y faire ?

Chais pas moi.

Vous voulez que j'y passe un coup ?

Ah ça ce serait pas mal.

Bah, y'en aura pour une demi-heure.

C'est bien ça, entre voisins faut se rendre des petits services de temps en temps.

C'est ça. De toute façon j'ai du crépi de reste, faut juste que je rentre avec le compresseur, je pourrai faire ça le week-end prochain.

— Ah mais non, pas en jaune.

J'ai que du jaune 

J'aime pas le jaune.

De toute façon, je vais pas crépir trois murs en jaune et un en rose comme vos façades, vous voyez un truc pareil ?

Pas jaune.

Jaune ou rien.

Pas jaune.

Donc rien.

Si.

Non. Et vous pouvez porter toutes les plaintes que vous voulez, y'a rien qui m'obligera à crépir mon appentis couleur vomi.

Vomi ? Y dit que mes façades sont couleur vomi ?

C'est ça qu'il dit, oui.

 

Ce fut là le point culminant des rapports entre les deux voisins. A la suite de ce édifiant échange, Jean-Jacques Vallières décida d'ignorer désormais le personnage, et quant à monsieur Ventenac, il décida, lui, de tout faire pour « pourrir la vie de ce grand connard » dit-il à sa femme le soir même dans un accès de colère mal contenu.

 

Dès lors, l'affaire prit un tour plus violent et les mesquineries s'accumulèrent aux mesquineries. Monsieur Ventenac, contre le mur de l'appentis, planta des bambous qu'il arrosa quatre fois par jour afin de « faire pourrir le mur du gros con, même si ça doit prendre deux siècles ». Monsieur Vallières opacifia le grillage de clôture afin de ne plus voir son voisin, et surtout, pensa aussitôt Maurice Ventenac, pour empêcher la lumière d'accéder à ses tomates, au moins jusqu'à la fin de la matinée. En règle générale Jean-Jacques Vallières n'a pas ce caractère aigri et revanchard, il est plutôt enclin à une bonne disposition naturelle vis à vis de ses contemporains, mais tout de même il ne pouvait pas se laisser faire comme ça, cette barrière au regard entre les deux jardins était bien le moins qu'il puisse faire.

 

Dans le courant du mois de mars mars l'escalade continua comme suit :

 

Le 2, une tache de goudron de la taille d'une page de journal sur la façade de la maison monsieur Vallières donnant sur la rue ;

Le 6, trois pneus crevés à la voiture de monsieur Vallières ;

Le 11, des matières fécales dans la boîte à lettres de monsieur Vallières ;

Le 18, de larges traînées de goudron sur l'ensemble de la carrosserie de la voiture de monsieur Valières – qui n'avait pas eu le temps encore de vider son garage ;

Le 18, une plainte contre X de la part de Jean-Jacques Vallières est déposée à la gendarmerie du quartier pour « dégradation volontaire de véhicule » ;

Le 19, après une visite de la gendarmerie au domicile de Maurice Ventenac et quelques questions appuyées de la part des gendarmes, Jean-Jacques Vallières reçoit une lettre anonyme – mais sans timbre, directement glissée sous le portail – ainsi libellée : « Sale petit bourgeois de merde, je vais te faire crever à petit feu. ».

Le 20, Jean-Jacques Vallières ne voulant céder à aucune menace retourne à la gendarmerie déposer plainte pour harcèlement et menaces de mort ;

Le 22 Maurice Ventenac va à son tour déposer plainte à la gendarmerie pour « introduction illicite d'animaux nuisibles dans son jardin », accusant formellement monsieur Vallières d'avoir lancé des taupes sur son terrain à la fin de nuire à la culture de ses tomates ; la gendarmerie refuse de retenir la plainte ;

Le 28, à la suite de nouvelles injonctions appuyées des gendarmes de « laisser son voisin vivre dans la paix républicaine », sachant la famille Vallières absente du domicile, Maurice Ventenac perce un large trou dans la façade arrière de l'appentis de monsieur Vallières, déverse à l'intérieur trente litres d'essence et y met le feu.

Le 28, l'arrestation et le placement en garde-à-vue de Maurice Ventenac par les gendarmes mettent un terme à cette guerre des voisins. La justice ensuite obligera Maurice Ventenac à verser une somme de trente quatre mille euros à Jean-Jacques Vallières au titre des dommages et intérêts.

 

Le 30 mars Jean-Jacques Vallières décide de reconstruire son appentis.

 

 

 

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1 décembre 2011 4 01 /12 /décembre /2011 22:21

 

UNE JOURNEE DANS LA VIE D'ANDRE CEVAY, CHAUFFEUR DE TAXI A TOULOUSE (REGION MIDI-PYRENEES, FRANCE), JEUDI 28 AVRIL 2011.

 

 

André Cevay a cinquante-six ans, il est plutôt petit, brun et arbore au dessus de la lèvre supérieure une fine moustache qui le fait ressembler, lorsqu'il porte un costume, à un dandy des années trente, ou, lorsqu'il est habillé négligé, à un maquereau de ces mêmes années. Sa journée de travail commence à sept heures du matin par une rotation à la gare Matabiau.

Depuis qu'André exerce ce métier, il a dressé une nomenclature des humains à travers leur comportement dans son taxi. André est très fort aujourd'hui, avant même qu'ils posent leurs fesses sur le siège arrière la plupart des clients ont déjà intégré une case de sa classification.

 

 

7h00 Gare Matabiau – Rue des auteurs anonymes.

 

La jeune femme qui s'installe sans un mot à l'arrière n'a pas refermé la portière qu'elle a déjà le téléphone collé à l'oreille. Les gens, souvent, à peine assis dans son taxi, considèrent qu'ils sont isolés du monde – font comme si André n'était pas là, comme s'il était transparent, sans pensées, sans affect, sans existence biologique. Ils pourraient dire à haute voix dans leur téléphone, les gens, qu'ils sont d'accord pour assassiner le président de la République. La jeune femme est jolie, très brune, et ses lunettes de soleil à cette heure de la journée sont déjà un aveu de dissimulation. La demande « rue des auteurs anonymes » claque comme un ordre – et aussi comme une injonction à ne pas essayer d'entamer la moindre conversation. Il y a de ça dans le ton de la jeune femme, conduis et laisse-moi dans mon univers, nous n'avons rien à faire ensemble, seul le hasard nous fait partager ces minutes.

Catégorie des méprisantes, pense André.

Les pires.

Et la rue des auteurs anonymes est à l'autre bout de la ville.

Mais la voiture est un monde clos dans lequel il est impossible d'échapper aux conversations :

« C'est moi, ça y est il est dans le train, j'arrive.

Non, en taxi, c'est plus rapide.

Non.

Non, je te dis, c'est hors de question, on ne sortira pas de chez toi, trop de monde me connaît, ici.

C'est comme ça, c'est ça ou rien.

Mais tu ne le diras jamais n'est-ce pas ? Je suis prête à parier que tu ne le diras jamais.

Non, tu le sais depuis le début, on ne va pas recommencer cette conversation, on l'a déjà eue mille fois.

Ça ne te regarde pas.

Ça ne te regarde pas, il est mon mari, point.

Si tu continues je ne viens pas et on ne se revoit plus, je suis dans un taxi, je peux faire demi-tour quand je veux.

Non ce n'est pas du chantage, tu étais prévenu.

Mais bien sûr que si, comment peux-tu dire des choses pareilles ? Tu... tu crois que je viens juste pour

ça ?

Mais parce que je n'en ai pas envie, c'est tout, c'est ma vie et je la mène comme je veux.

Si, je viens, calme-toi, on en reparle. »

 

Claquement sec du téléphone, silence.

Dans le rétroviseur le visage ressemble à un masque. Totalement immobile. Totalement fermé. Elle doit avoir le sentiment de traverser un des moments les plus intenses de sa vie.

Mais impossible avec ces lunettes de lire dans ses yeux ce qu'elle ressent.

Il ne se passe plus rien, ces deux personne pourtant si proches poursuivent leur route commune dans une indifférence réciproque.

Au moment où la voiture arrive à destination, quarante minutes plus tard, la jeune femme jette un billet de vingt euros sur le siège avant en disant gardez la monnaie.

C'est bien. Ça devient de plus en plus rare.

La course coûtait dix-neuf euros quarante.

 

 

8h05 Rue des Auteurs anonymes – Place des Anges de chair.

 

Un homme corpulent d'une cinquantaine d'années s'installe et, tout en parlant commence à fouiller dans la mallette qu'il porte avec lui. La logorrhée ne s'arrêtera qu'à la destination demandée, place des Anges de chair, où l'individu à un rendez-vous « super-important ».

Celui-là, pense aussitôt René, celui-là est de la classe des radins. Des radins-idiots, n'ayons pas peur des mots.

 

  • ― Qu'est-ce que vous en pensez, vous, de tout ça ? Vous êtes d'accord avec tout ça ?

    ― De tout ça quoi ? Demande André.

  • —  Bein tout ça quoi, ce bordel dans lequel on nous met avec tout ce qui se passe maintenant.

  •  

     

André ce méfie de ce genre de type, alors il ne répond pas, il a ses idées bien sûr mais il ne répond pas. Dieu que la journée commence mal, conduire un taxi n'est pas le bagne, certes, mais il faut parfois supporter de ces choses...

L'homme reprend :

 

  •  

    ― Moi je dis y'a des solutions simples et personne s'en sert, à croire qu'on est gouvernés par des cons, mais alors de ces cons. Au début j'ai cru qu'il en avait dans le pantalon, l'autre, là haut, mais là, là, qu'est-ce que vous voulez, rien ne change, alors hein. Et puis hé, ne me faites pas dire ce que j'ai pas dit, en face c'est encore pire, en face c'est simple ils sont tarés. Moi si j'étais là haut comment que ça changerait. Et rapidos en plus je vous dis pas. J'en trouverais vite des places pour faire bosser les gens, c'est moi qui vous le dis.

André pourrait l'arrêter, il lui suffirait de dire qu'il est payé pour conduire pas pour écouter les délires d'un crétin, mais il ne le fait pas, ça demanderait trop d'énergie, il faudrait renouveler plusieurs fois par jour. Alors il laisse faire en pensant à autre chose.

 

  •  

    ― Non parce que les solutions elles existent, faut pas croire seulement on se bande les yeux, on fait comme si tout ça ne nous concernait pas mais ça concerne tout le monde, faut pas croire, ça nous concerne tous. Et si la police n'y arrive pas pourquoi on envoit pas l'armée ? Vous pouvez me le dire, pourquoi on envoie pas l'armée si la police y arrive pas ? Après tout, l'armée, on la paye, aussi, alors on l'envoie en Afghanistan pour rétablir le calme dans un pays qu'est quand même à six mille bornes d'ici et on est pas foutus de maintenir l'ordre chez nous, vous y comprenez quelque chose, vous ? C'est comme les autres, là, tout le monde dit oh ils sont pas tous méchants, ils veulent pas tous islamiser le pays, mais si qu'ils le sont, ils sont tous comme ça, faut pas croire, ils sont tous pareils, ils veulent tous notre peau, et en plus on leur file du fric à longueur de temps... notre fric... des allocs par ci, des RSA par là... alors que du fric ils en ont tellement qu'ils savent plus quoi en faire, ils font semblant d'habiter des baraques pourries ou des hlm pour endormir notre méfiance, juste semblant, et notre fric, un jour, ils s'en serviront contre nous... ah au moins si on était comme au Etats-Unis où les gens sont armés ça simplifierait les choses, mais non, ici on a des lois à la con, pour nous empêcher de nous défendre... Et pis l'école aussi, faudrait tout refaire, ils ont trop de vacances, et les profs, l'été si on les faisait bosser, au moins on aurait pas besoin de payer autant de fonctionnaires, et pis tous ces jeunes à l'université qui passent leur temps à se branler et à se droguer, quand c'est pas les deux en même temps, je le sais parce que j'ai un voisin qu'à son fils à l'université et qui fait partie d'une petit groupe que nous avons monté avec quelques amis, et dites, ce soir on fait une réunion, ça vous dirait de venir faire un tour ?

    André décline l'invitation en se demandant ce que peut bien recouvrir ce terme de « petit groupe » dans son esprit. Ce genre de type finit toujours par péter les plombs un jour où l'autre – la seule vue d'une arme à feu doit lui provoquer des érections. Et peut-être se dit André, peut-être son organisation l'emploie-t-elle à tourner dans des taxis pour les convaincre d'adhérer à leur cause.

    Car c'est bien connu, tous les chauffeurs de taxi sont des fachos réactionnaires et primaires.

    Et un chauffeur de taxi qui écoute sans entendre ça n'existe pas, un chauffeur de taxi est un être humain comme les autres, il n'a pas la capacité de s'enfermer en soi pour se couper du monde ; l'aspect rigide et immuable qu'il prend parfois n'est pour lui qu'un moyen de défense.

 

C'est donc avec un certain soulagement qu'André dépose enfin l'individu place des Anges de chair.

 

  • ― Wouaou, douze cinquante, vous êtes sûr ? C'est cher.

André descend du taxi et s'octroie sa première cigarette de la journée.

 

Ce soir ce n'est pas d'une douche dont il aura le plus besoin.

 

 

 

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9h17 – Place des anges de chair – Hôpital de Purpan

 

Deux hommes en costume gris (le même) et chemise blanche, pas de cravate, s'engouffrent dans le taxi, apparemment ils ont couru.

 

― Purpan s'il vous plaît lance le premier en s'affalant.

― Coup de bol, ajoute le second...

 

Après quelques minutes de silence le premier attaque :

 

― Pauvre Fontanier, il a pas eu de chance.

― Ouais... mais quelle idée aussi de jouer au tennis à son âge.

― Qu'est-ce qu'on va faire maintenant.

― Ce qu'on va faire ?... J'ai déjà réfléchi, figure-toi... J'ai même passé la nuit à réfléchir...

― Et alors ?

― Et alors voilà, on écarte Fontanier, je prends sa place, tu prends la mienne. Simple non ?

― Oh, dis, tu vas pas un peu vite là, il est pas mort, Fontanier.

― Parce que tu crois qu'on peut revenir d'un truc comme ça ?

― Non m'enfin, de là à...

― Non mais attends, on lui crée un poste sur mesure, on est pas des bêtes quand même.

― Ah oui ? Et quel poste on lui crée.

― Bein un poste quoi, on verra le moment venu.

― Et tu crois qu'ils vont valider ça ?

― Bien sûr qu'ils vont valider ça, ils peuvent pas faire autrement, c'est un poste clé, la direction générale, faut bien le remplacer le plus tôt possible.

― OK mais on ne sait même pas ce qu'ont dit les médecins.

― Et pourquoi tu crois qu'on va à Purpan ?

 

Après un long moment de silence n°2 reprend.

 

― J'ai une idée... T'sais que la Barthaux de la compta prend sa retraite en décembre ?

― Déjà ? Je la voyais plus jeune.

― On renouvelle pas son son poste et si Fontanier revient il sera pour lui.

― Mh... non non on peux pas, faut quelqu'un de solide à la compta...

 

Après un instant de réflexion tous deux s'exclament en même temps :

 

― Les expéditions !

 

Dans le rétroviseur André les voit se regarder et s'esclaffer. Tandis qu'ils arrivent à destination, numéro 2 reprend :

 

― Ah ouais, cool les expéditions pour un type qui revient d'un AVC, suffit de superviser les nanas qui collent les étiquettes sur les paquets.

― Oui mais en même temps, répond numéro 1, en même temps je vois mal Fontanier régresser comme ça, même en lui gardant le salaire, c'est un type plus... comment dire, plus...

― Plus ambitieux ?

― C'est ça, plus ambitieux.

― On en reparle ?

― On en reparle.

 

 

9h50 Hôpital de Purpan – Rue des pacifistes hargneux

 

 

Tandis qu'André passe devant l'arrêt de bus pour repartir vers le centre ville, une femme lui fait signe. La cinquantaine, tailleur sombre, un air de ressemblance avec Nathalie Baye. Le maquillage a coulé sur ses joues, elle a l'air de s'en moquer, elle a l'air de se moquer de tout, elle a l'air complètement perdue. A peine a-t-elle énoncé : rue des pacifistes hargneux, qu'elle se met à pleurer. Elle ne s'arrêtera pas de tout le trajet. André ne sait pas comment réagir à ce genre de situation, il se sent désarmé ; il sent aussi que toute intervention de sa part serait déplacée, il se contente de conduire en silence.

André déteste les courses vers Purpan.

 

 

 

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11h10 Hôtel des romantiques libidineux – Gare Matabiau.

 

Avant de repartir André s'octroie une autre cigarette et quelques minutes de réflexion. Le désespoir de cette femme est bien plus noble que les magouilles des deux cadres de l'aller, il existe donc des gens, encore, qui ont des rapports normaux avec les autres, des rapports d'amour au point de pleurer leur perte prochaine. C'est malheureux pour elle mais rassurant pour la marche du monde... André repart, met la radio sur France Info, apprend que l'événement le plus important du jour est l'attribution des jeux olympiques d'hiver de 2018 à une ville de Corée du sud ; c'est peut-être un grand motif de satisfaction pour les Coréens mais la chose lui semble si dérisoire, mise en balance avec le malheur de sa cliente, qu'il éteint aussitôt la radio. Le standard crachote et lui demande d'aller charger des clients à l'Hôtel des romantiques libidineux.

 

C'est un camion de déménagement qu'ils auraient dû commander, ces gens, plutôt qu'un taxi ; il doit y avoir là, empilés sur le trottoir devant l'hôtel un bon mètre-cube de bagages. Derrière cette improbable montagne, tous deux bras croisés, un couple trépignant. Après avoir rangé ces bagages dans le coffre du taxi, le couple s'installe dans un silence pesant. Pas le genre de silence causé par la gêne de se trouver avec un inconnu, non, le genre de silence lourd de reproches larvés et de sous-entendus La densité n'en est pas la même – situation aussitôt intégrée à la catégorie des calmes avant la tempête. Après une dizaine de minutes de ce silence, l'homme n'y tient plus :

 

― Pourquoi tu fais des trucs comme ça ? C'était pas prévu.

 

La dame, apparemment, n'a pas envie de jouer à ce jeu, elle ne répond pas. Quelques minutes plus tard, l'homme revient à l'assaut :

 

― Mais enfin, tu ne peux pas interrompre des vacances et partir comme ça, tu ne peux pas.

― Et pourquoi je ne pourrais pas ?

― Parce que. Voilà.

― Dis-donc, ça c'est un argument de poids...

— Si tu veux tout savoir je n'en peux plus.

― Tu n'en peux plus ? C'est nouveau ça.

― Bein oui tu vois, il faut un commencement à tout.

― Et tu n'en peux plus de quoi ? De moi ?

― Toi, tes amis, tes bistrots, tes apéros... je ne voyais pas les vacances comme ça, c'est tout, mais je ne t'empêche pas, je pars.

― Ah oui bein c'est super, je vais passer pour quoi, moi, après ?

― Si je comprends bien je ne te sers qu'à passer pour quelqu'un auprès des autres. Statut indépassable de la femme moderne. Magnifique.

 

Dans le rétroviseur les visages se ferment.

Ce type-là, pense André en ricanant intérieurement, ce type-là va se la mettre sous le bras pour le reste de ses vacances – car il est également bien connu que les chauffeurs de taxi ne sont pas des modèles de finesse et de subtilité.

 

 

 

11h50 Gare Matabiau - Rue des chacals sur piédestaux

 

 

André a repéré de loin la petite vieille avec ses sacs de courses qui l'attend, digne sur le bord du trottoir. Double file devant le Monoprix. Ça devient de plus en plus rare, de ramener les mamies après les courses. André descend, aide à charger les sacs, oh merci mon bon monsieur c'est pas tous les chauffeurs qui font ça.

Après un long moment de silence, André attaque, juste pour parler :

 

― Vous savez, vous habitez loin, avec le prix de la course vous pourriez largement vous faire livrer chez vous.

― Me faire livrer quoi ?

― Les courses, vous pourriez vous faire livrer vos courses, au lieu de sortir, vous commandez par téléphone et hop ils vous emmènent tout ça.

― Pour quoi faire ?

― Mais... mais pour vous éviter de porter ces sacs, la fatigue, le bruit...

― Oh mais c'est que j'en ai envie, moi, d'être fatiguée, comment je dormirais si je n'étais pas fatiguée ? C'est pas vous après qui viendrez me raconter des histoires pour m'endormir si je dors pas. Déjà qu'avec les cachets j'y arrive pas, si en plus je suis pas fatiguée...

― Oh, je disais ça comme ça vous savez, pour vous rendre service.

― Vous êtes bien gentil je le vois mais moi ça me fait une occasion de parler avec les gens. Les vendeuses, les caissières, les chauffeurs de taxi, c'est pas si souvent. C'est pas quand je pourrai plus marcher que je ferai ça, vous avez des enfants jeune homme ?

 

André retient le rire cynique au fond de sa gorge, il y a bien longtemps qu'on ne l'a plus appelé jeune homme.

 

― Oui... oui oui, j'ai deux filles.

― Ah c'est bien ça, c'est bien, elles sont dans quelle classe ?

― Non, elles sont grandes mes filles, elles travaillent toutes les deux et vivent avec des garçons... elles vivent chez elles quoi.

 

Le silence qui suit semble refléter la perplexité de la vieille dame.

 

― Ah ? Elles travaillent ? Si jeunes...

― Elles sont quand même pas loin de la trentaine vous savez, je les ai eu très jeune...

― Eh bein, ça m'en bouche un coin, on dirait pas à vous voir... Moi, quand les enfants viennent me voir c'est une fête, je vous dis pas, mais ils sont loin...

 

Petite conversation insignifiante, des riens raccrochés à des riens, banalités raisonnables, des petits riens dont la vieille femme profite à fond, il le sent bien André, il sent bien chez elle cette avidité retenue par le sens des convenances, il sent bien la soif de communiquer avec les humains, quels qu'ils soient, seraient-ils même des bandits venus la dépouiller, mais tout plutôt que rien, plutôt que l'effrayant silence, le vide. Alors sentant cela, en arrivant à destination André lui tend une carte :

 

― Tenez madame, la prochaine fois appelez-moi directement à moi, en principe on n'a pas le droit de faire ça, mais ça restera entre nous, hein, et puis on continuera à parler dans la voiture, vous me direz ce que font les vôtres d'enfants, ça m'intéresse.

 

Et jamais André n'a vu un geste aussi simple, aussi peu porteur de conséquences, un geste aussi quelconque que de tendre une carte professionnelle illuminer un visage à ce point ; il ne sait pas pourquoi il a fait ça, un réflexe, mais ce qu'il sait maintenant, c'est qu'il a bien fait de le faire.

 

 

 

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13h45 Jardin des plantes - Place de la nostalgie constructive

 

Après avoir mangé son sandwich sous les arbres du Jardin des Plantes, André repart vers la gare.

Il est arrêté en chemin par un homme d'une cinquantaine d'années qui demande à être conduit place de la Nostalgie constructive et d'attendre. Il paiera.

Catégorie des malheureux, sans aucun doute, il le porte sur lui.

 

Arrivé à destination, André laisse tourner le compteur et descend fumer une cigarette, appuyé le dos à la portière de la voiture. C'est un coin qu'il aime bien. En contrebas passe le Canal du Midi. Il voit l'homme descendre les marches qui mènent aux berges du canal et s'arrêter devant un banc où est assise une femme. Ils se regardent sans rien dire. Et puis elle se lève, ils s'étreignent. C'est une belle femme, pour ce qu'André peut voir, car il ne veut pas les observer avec trop d'insistance, fine, les cheveux châtains clairs, la trentaine conquérante. L'homme montre le taxi mais la femme fait non de la tête. Ils se rassoient, il essaie de lui prendre la main mais elle la retire doucement. Ils se lèvent à nouveau, marchent un moment, s'éloignent. La chaleur de ce jour encombre leurs bras de vêtements devenus superflus. Ils sont seuls en pleine ville. N'ont aucun geste l'un vers l'autre. Après quelques minutes, l'homme revient vers André à pas rapides, grimpe les marches quatre à quatre, dit qu'il est inutile d'attendre, qu'il appellera un autre taxi plus tard, demande combien il doit. Dommage, André les aurait bien embarqués ensemble, car il suppose un mystère entre ces deux personnes, et puis il y a tant de retenue dans leur attitude... D'évidence ils ne peuvent que se promener sous les platanes, au bord du basculement vers des actes interdits.

Une supposition, bien entendu, une simple supposition.

 

En route vers le centre ville la radio de bord crachote la commande : taxi 48, collège du Père Queneau pour 15 heures.

 

 

14 h 50 - Collège du Père Queneau - Rue des prudes cercles vicieux

 

C'est la maman qui a téléphoné d'aller récupérer sa fille de 13 ans au collège, la maman ne peut pas, elle est en réunion et sa fille a des profs absents. La petite est au courant, dès qu'elle verra un taxi elle arrivera.

En fait de petite, André voit monter dans son taxi une filiforme jeune fille qui doit toucher le plafond de la voiture de sa tête.

Catégorie des emmerdeuses.

Le dessus du panier, s'il vous plaît.

Elle ne dit pas bonjour, elle ne peut pas dire bonjour puisqu'elle téléphone à une certaine Vanessa pour lui annoncer qu'une certaine Irvina craint un max parce qu'elle refusé d'embrasser un certain Malcom sous prétexte qu'il bave, alors que Malcom, d'accord il bave un peu, mais c'est quand même le plus beau mec du bahut, avec la même tête, non mais c'est dingue, la même tête exactement que Justin Bieber, mais en brun, et avec des yeux, putain, est-ce qu'elle a vu ses yeux Vanessa ? Des yeux verts à tomber, et les bruns aux yeux verts ça se trouve pas comme ça, et l'autre conne, qu'est-ce qu'elle fait ? Elle refuse de l'embrasser... si, et devant tout le monde en plus, parce que les garçons jouaient à reconnaître les filles les yeux fermés en leur touchant les seins et celui qui gagnait avait le droit d'embrasser la fille, et t'sais quoi Vanessa, eh bein Irvina elle a pas voulu embrasser Malcom alors qu'il l'avait reconnue quand même, d'accord c'était facile, mais quelle conne quand même, elle aurait été à sa place, ils seraient encore en train de s'embrasser... ouais, et pis elle est pas si canon que ça Irvina, ils exagèrent les mecs, ils sont tous là à la mater comme chais pas quoi alors qu'elle a les jambes toutes tordues, seulement les mecs ils voient que les seins, et les seins d'Irvina, faut reconnaître, c'est les plus gros, même dans les troisièmes y'en a aucune avec des seins aussi gros...

 

André essaie de fermer son esprit aux inepties débitées à l'arrière, d'autant que le Justin Bieber, il a pas trop de mal à se coiffer le matin, il a juste à passer la tête par la portière d'une voiture en marche.

Allons, allons, se sermonne André, chaque époque a ses icônes, tu as eu les tiennes, laisse-leur les leurs. D'accord, d'accord, je leur laisse, se répond-il, mais quand même, ça fait pas de mal de rigoler de temps en temps.

La rue de la petite est en plein quartier des Chalets, le plus rupin de la ville. La commande portait sur le numéro 12 de la rue, un immeuble cossu du dix-neuvième siècle en pierre de taille, façade refaite à neuf, jardin et tout et tout. A peine arrêté, André voit venir à lui, un... comment dire, une sorte de majordome en gilet noir raide comme un panneau indicateur ; l'homme le paye au centime près, tandis que la petite sort sans un regard en poursuivant son incessant monologue téléphonique. Le décalage entre sa conversation et l'aspect sérieux et bourgeois de la maison et du majordome laisse André perplexe, un court instant.

 

 

15 h 40 - Rue des prudes cercles vicieux – Aéroport de Toulouse-Blagnac.

 

 

A peine engagé sur l'avenue des Pathétiques-présences-marchant-à pas-lents, un homme, depuis le bord du trottoir fait signe à André. Costume sombre, attaché-case, rasé de près. L’homme s’engouffre dans le taxi et hurle presque : « A l'aéroport, vite s'il vous plaît ».

Catégorie des affairés.

André marmonne, il n'est pas près de mettre en balance son permis de conduire avec un départ d'avion... Mais enfin, il va faire ce qu'il peut, c'est ce qu'il dit à son client :

 

― Je vais faire ce que je peux, mais si votre avion est dans dix minutes, n'attendez pas de miracle.

― Non, non, bien sûr, soyez prudent... mais vous comprenez si je rate cet avion, c'est ma carrière qui sera stoppée... Je suis... je dois être à Kinshasa demain 16 heures au plus tard.

― Ah... et de Toulouse vous avez un avion pour Kinshasa ?

― Non, bien sûr, je passe par Paris, mais il n'y a qu'un vol par jour pour Kinshasa et si le rate je suis cuit... C'est une réunion extrêmement importante, une sorte de congrès panafricain sur le développement durable... Je... je travaille en free-lance pour l'ONU et j'ai là (il tapote sa mallette) j'ai là un plan formidable pour arrêter la progression du Sahara vers le sud. Pas mal Non ? Vous en avez entendu parler ? Le désert avance de deux-cent cinquante kilomètres par siècle, à ce rythme, l'Afrique entière sera un désert d'ici... d'ici quelque temps. Oh à vous je peux bien le dire, c'est un secret bien entendu, mais comme je vais le dévoiler demain... Le cactus. Vous avez entendu ? Ça en bouche un coin hein quand on dit ça comme ça : la solution c'est le cactus. Il faut planter des millions de cactus le long de la frontière de sable, et au delà des millions d'arbres, il faut couvrir les premiers kilomètres de savane d'arbres de façon à modifier le climat et à faire en sorte qu'il pleuve plus souvent. Pas mal non ?

 

André est-il donc condamné aujourd'hui à subir sans fin l'égo débordant des clients embarqués ? Il semblerait que oui. Il connaît bien ce genre de clients, André, il sait qu'il ne faut surtout pas acquiescer, ou nier, ou poser une question – ce serait au risque de relancer la machine à palabres pour de longues minutes supplémentaires. Et parfois pourtant, parfois ils n'ont même pas besoin de ça.

 

― Bon, en attendant bien sûr il faudra trouver de l'eau pour arroser les arbres jeunes mais ça, c'est pas mon problème, je laisserai ça au types de l'hydrologie, ils arriveront bien à détourner un fleuve ou deux, moi j'ai la solution, alors la réunion, je veux surtout pas la rater, si ça marche je fais un carton et l'ONU me garde à vie avec un salaire de cent-cinquante mille euros par an, ah bein oui, ça se paye l'expertise, et tout ça alors que je n'ai même pas le Bac, vous vous rendez compte, monsieur, je me suis fait tout seul moi, j'ai appris dans les livres et j'ai développé mes connaissances au point de devenir indispensable à l'ONU... Alors voyez, l'avion, j'ai pas intérêt de le rater.

― Dites monsieur, votre avion il est à quelle heure ?

― Ah, euh, attendez, laissez-moi regarder ça... voilà, dix-neuf heures cinquante...

― Vous savez qu'il n'est que seize heures dix, là, votre avion, si vous le ratez, je veux bien manger ma voiture.

― Oui bein on n'est jamais trop prudent, n'est-ce pas ?

― Bien sûr, bien sûr, mais ne vous inquiétez pas, d'ailleurs voyez, nous ne sommes plus très loin, vous avez eu de la chance, pas d'embouteillage, vous n'aurez que quatre heures d'attente.

― Ah ah, vous êtes un rigolo vous, hein ?

― A mes heures...

 

André dépose son client devant la porte des départs et va se ranger dans le file des taxis en attente. Après un petit quart d'heure, il se retrouve deuxième dans la file. C'est alors qu'il voit son client sortir en courant de l'aéroport et s'engouffrer dans le taxi devant lui en hurlant au chauffeur : « Place du Capitole, vite ».

 

 

 

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16 h 30 - Aéroport de Toulouse-Blagnac – Hôtel des Marivaudages

 

André n'a pas le temps d'avancer la voiture que la portière arrière s'ouvre. Deux asiatiques d'une trentaine d'années et un enfant de quatre ou cinq ans environ s'embarquent. Pour ce qu'André en pense, c'est en japonais qu'elles discutent, mais une des deux femmes s'adresse à l'enfant tantôt en japonais tantôt en français. En réalité c'est peut-être aussi du coréen, du chinois ou du vietnamien. Comment savoir ? Comment faire la différence entre des langues où l'on n'a aucun repère phonétique ? Elles sont pleines de vie et de rires, de jeux avec l'enfant, et André, l'espace d'une seconde, se sent exclu, comme à côté de la vraie vie, se sent inutile et vide, finalement à sa place, exactement à la place qu'il devait occuper et qui est celle de servir les autres à longueur de journée, de les conduire où ils le veulent, de leur obéir. C'est là que j'aimerais être pense-t-il, dans l'intimité de ces femmes, dans une complicité avec elles, dans la connaissance de leur vie, dans l'importance donnée à l'enfant, c'est là que j'aimerais être et c'est là où il m'est impossible d'être, si je sors de mon rôle je les perds, si j'y reste, je les perds aussi.

Catégorie nouvelle :celles dont on regrette de ne pas les connaître mieux.

André se sent fatigué de ces rencontres de quelques minutes à peine, de toutes ces vies croisées et oubliées, il en a assez de voir le malheur et le bonheur constamment étalés sous ses yeux, il en a assez de juger, de rejeter ou de s'interdire toute intervention autre que professionnelle.

Pour aujourd'hui, il en a assez d'être chauffeur de taxi.

 

Devant l'hôtel une des deux jeunes femmes se penche à la portière pour le payer. Elle le regarde droit dans les yeux, d'un regard franc et direct, et André a soudain l'impression que cette femme sait tout de lui, qu'elle a tout compris du malaise qui l'a traversé quelques minutes auparavant. Allons se dit-il, restons sérieux, tu deviens parano mon pauvre.

Elle lui dit :

 

― Vous devriez vous reposer un peu, monsieur, vous avez l'air fatigué.

 

Il rend la monnaie sans la regarder, déjà l'enfant la réclame.

 

 

17 h 40 - Hôtel des Marivaudages – Rue des petits plats dans les grands.

 

A l'instant où la jeune asiatique prend la monnaie et s'en va, un homme arrive en courant et demande si le taxi est libre. Allure décontractée, plutôt sympathique.

 

― Rue des Petits plats dans les grands s'il vous plaît.

― Hein ? Mais la rue des petits plats dans les grands est juste là, à cent cinquante mètres.

― Je sais. Cela pose un problème ?

― Bein non... non non... c'est juste que...

― Je dois arriver en taxi.

― OK, on y va.

 

Deux minutes plus tard l'homme paie le ridicule écot demandé en laissant un pourboire plus que généreux et disparaît dans la cour intérieure d'un immeuble bourgeois.

Rien à redire.

A ranger dans les maris volages.

 

 

 

17 h 45 - Rue des petits plats dans les grands – Université de Toulouse-Le Mirail.

 

 

André n'a pas été appelé par le central, il décide de passer par la gare, il y a toujours du monde à cette heure, ce sera sans doute sa dernière course de la journée.

Effectivement, en arrivant à la gare un homme lui fait signe de s'arrêter, bonjour je dois être à l'Université du Mirail dans quarante-cinq minutes, vous pensez que c'est possible ? Demande-t-il avant de s'installer.

 

― Vous connaissez Le Mirail ? Vous connaissez le département des sciences sociales ? Non parce que moi c'est la première fois que je viens vous comprenez, je ne voudrais pas me perdre, je sais que c'est grand un campus, je dois donner une conférence à 18h30 dans l'amphi C, vous ne sauriez pas m'indiquer par hasard ? Je me sens... je me sens nerveux, voyez....

― Ah désolé m'sieur, répond André, la dernière fois que j'ai mis les pieds à l'Université, c'était pour livrer une pizza, en 1982.

— Bon, bon, pas grave, je me débrouillerai, y'a juste le début que j'ai pas, le début, je l'ai pas, voyez, je ne sais pas comment placer cette histoire de modération des statistiques par la méthode empirique, ou de pondération de l'empirisme par la méthode statistique, c'est que, voyez-vous, aucune expérience ne peut être bâtie sur la seul foi des statistiques, les statistiques ne peuvent que venir en appui, vous voyez, en appui, c'est pourtant clair, et aujourd'hui, face à la montée des CAC, l'université est déboussolée, chacun campe sur des positions archaïques, plus personne n'ose publier de peur de se faire flinguer en vol, et voyez monsieur comme vous êtes tranquille derrière votre volant, même les sciences pures ont peur de passer à la trape, de voir leur département supprimé, alors pensez la socio, déjà qu'avant les CAC certains disaient qu'on ne servait à rien, d'accord on est mieux lotis que ceux de la littérature comparée mais à peine, vraiment à peine, un poil de plus, et un poil qu'est-ce que c'est dans un ouragan, je vous le demande, pas grand chose n'est-ce pas... autant dire rien... Et moi je ne sais pas par quel bout attraper tout ça, je ne sais même pas pourquoi c'est à mi qu'ils ont fait appel, non oarce qu'en fait quand je disais qu'il n'y avait que le début qui me faisait défaut, ce n'était pas tout à fait juste, en fait je n'ai pas grand chose, je me demande même dans quel pétrin je suis allé me fourrer, dites si vous nous engagiez dans un embouteillage, hein, qu'est-ce que vous en pensez ? Je vous paierai bien sûr, mais attention, pas le petit embouteillage de banlieue, non, le vrai gros embouteillage qui vous paralyse une ville pendant des heures, genre camion de butane renversé sur le périph, voyez, ou un truc comme ça, bien entendu tout cela est virtuel, il n'y aurait pas vraiment d'embouteillage mais si vous cachiez la voiture avec moi dedans,je pourrai dire en arrivant que j'ai fait tout mon possible, oh mon dieu, maispourquoi je dis des choses pareilles, je dis n'importe quoi, pardonnez-moi c'est la tension, on est bientôt arrivés non ? Tant mieux, donnez-moi du temps pour me préparer, passez par Strasbourg s'il le faut, hein, dites, vous pourriez passer par Strasbourg pour aller à la fac, ça me laisserait un peu de temps, dire qu'ils m'attendent comme le sauveur,à moi, s'ils savaient, j'en sais à peine plus qu'un étudiant de première année, et ils veulent que je fasse jaillir la lumière, que je leur apporte sur un plateau l'idée qui sauvera Ravaillac de la hache du bourreau... les pauvres, s'ils savaient comme je sais peu, car à vrai dire de solution il n'y a point, nous allons être étouffés par ces pseudos-sciences de l'utilitaire, que voulez-vous c'est l'air du temps, comme si un savoir pouvait être utile, j'entends utile au sens où ils l'entendent, c'est un leurre monsieur, de vouloir affronter cet avenir sans l'appui de la sociologie et de la philosophie,mais pour contrer ces idées fausses il faudrait plus que des paroles, et hélas je suis tellement loin des cercles politiques que je ne connais même pas la date des prochaines élections, c'est vous dire, comment, que dites-vous, nous arrivons, oh mon dieu, il fallait bien que ça arrive à un moment ou à un autre, d'arriver, quelles heure est-il ? Dix-huit heures trente-cinq, vous avez fait ce que vous avez pu, je le reconnais, ça me donnera au moins l'excuse du stress, allons, je plonge, nous verrons bien.

 

 

CPbleu1

 

 

 

 

 


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19 novembre 2011 6 19 /11 /novembre /2011 14:10

 

 

IRINA BADLOOK, HOLSWORTHY, PROVINCE DU SOUTH WEST, GRANDE BRETAGNE

 

Je comprends, savez-vous, je comprends que mon corps ne vous satisfasse plus, je comprends que vous rechigniez à la tâche, que la besogne vous en coûte au-delà du supportable, je me vois dans les miroirs chaque jour m’affadir, les peaux pendantes, la chair flasque, et les yeux des hommes qui me fuient désormais, je comprends que vous aussi vous m’évitiez, trouviez mille prétextes pour tenir ce corps à distance, moi-même si j’étais à votre place j’en ferais certainement de même, je comprends que la seule vue de ma peau, et encore plus son toucher, ne soient plus suffisants à vous procurer une érection propice à la pénétration, même si la plupart du temps je n’en demande pas tant, vous le savez, je comprends tout cela, ce que je comprends moins, cher imbécile, c’est que vous aviez trouvé en moi une femme idéale, oui oui je parle déjà au passé, notez-le bien, une femme, certes plus tellement jeune, mais riche – dois-je vous rappeler que vous vendiez du matériel agricole au porte à porte quand nous nous sommes connus ? – très riche même, libérale, ouverte, compréhensive, une femme qui connaît assez les hommes pour savoir qu’une seule femme ne leur suffit pas et qui vous laissait courir vos frasques pour peu qu’elles se fussent tenues à l’écart du village voisin, une femme qui engageait même des femmes de ménage plutôt jeunes et jolies, voyez jusqu’où j’ai été capable d’aller, intelligentes de surcroît – saviez-vous que toutes possèdent au minimum une licence –, une femme qui vous avait en quelque sorte recruté, je pèse mes mots, recruté, pour vieillir à ses côtés, mener la barque du domaine, et de temps en temps, de loin en loin, quoi qu’il ait pu vous en coûter, satisfaire à quelque caprice de la chair.

Non, taisez-vous. Vous êtes chez moi, vous n’avez aucune contradiction à m’apporter et vous n’aurez aucune explication à donner à ceci.

Regardez bien.

On l’a trouvé dans la corbeille de votre salle de bain. Pas moi non, je n’ai jamais fouillé les poubelles de ma propre demeure, c’est Sonia qui me l’a apporté, peut-être poussée par la jalousie, allez savoir, je ne comprendrai jamais comment vous avez pu lui inspirer une telle dévotion, à moins qu’avec elle vous ne vous surpassiez, mais passons, vous semblez hébété, voulez-vous un miroir monsieur, constater combien votre mâchoire inférieure s’approche dangereusement du parquet, ne comprenez-vous pas la signification de ceci ? à moins que la vérité ne vous afflige, et cela oui je le comprendrais, car voyez-vous, ce que je ne peux tolérer dans cette histoire c’est que vous ayiez pris sur vous de pratiquer votre coupable commerce sous ce toit même, c’est à dire chez moi.

Taisez-vous, je vous dis. Inutile de rajouter du ridicule à l’humiliation. Je sais ce que vous allez dire monsieur, je le sais, ne prenez pas la peine d’échafauder le moindre mensonge, à l’avance vous ne serez pas cru, et ce… cette chose, ce petit sachet anodin à l’intérieur duquel se trouve une ouate toute encore imprégnée de fraîches menstrues ne peut pas appartenir à Sonia. Ne me demandez pas comment je le sais, je le sais, c’est tout.

J’aurais pu tout accepter sauf ça.

Pas que vous rameniez chez moi une traînée.

On ne fait pas chez moi ce genre de chose sans que je n’en sois à l’avance avisée.

On ne baise pas chez moi sans mon consentement.

Allez maintenant monsieur, tout est dit, retournez à votre porte à porte, il se présentera certainement sous peu un autre colporteur.

 

 

  capestang 1

 

 


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25 octobre 2011 2 25 /10 /octobre /2011 21:32

 

 

LUCIEN BALLAGUER, SAINT-AFFRIQUE, (REGION MIDI-PYRENEES, FRANCE), 11 AOUT 2011

 

Ce 11 aout 2011 au moment ou commence le journal de 13 heures, Lucien Ballaguer, soixante dix-huit ans, sent une douleur fulgurante le traverser dans la région du cœur. Pas une de ces petites douleurs musculaires due à une mauvaise position prolongée, non, ce que ressent Lucien ce jour-là c'est une vraie douleur, comme si un objet effilé avait pénétré là pour y causer ses ravages – couteau, aiguille, lame, poinçon etc –, un couteau ne provoquerait pas une douleur différente, une douleur reçue comme un avertissement.

Epuisé, au bord du gouffre, Lucien s'assied à la table du salon en laissant s'égrener au loin la bonne parole télévisuelle. Face à lui, sur le mur opposé, au dessus du buffet bas, se trouve le portrait de Rosine, radieuse dans son immobilité, calme. Lucien lui envoie un petit sourire triste, tu vois ma Rosine, prépare-toi à me revoir, je ne vais pas tarder à te rejoindre.

Tous les jours Lucien parle à Rosine, lui raconte sa journée, les petites nouvelles de la petite communauté de Saint-Affrique, les mariages des jeunes, mais ce soir, il s'en tiendra à cette nouvelle-là, prépare-toi, ma Rosine, prépare-toi, je viens.

Il l'a échappée belle, il le sait, n'a pas besoin de médecin pour affirmer cela, il l'a échappée belle.

D'ailleurs, il ne va pas l'appeler, le médecin, ni le Samu, à quoi cela servirait-il ? A être embarqué vers l'hôpital, subir des tests, se trouver encore dans la douleur à traverser et dans l'annonce de sa fin prochaine. De cela il n'a pas besoin, sa fin prochaine, il la pressent maintenant de façon aiguë. Au lieu de cela, la douleur calmée, Lucien sort sur le pas de sa porte, appelle les jeunes assis sur leurs scooters, sur la place, et leur demande une cigarette.

La première depuis quatorze ans.

Il reste dehors à la fumer, pour éviter de le faire sous l'œil accusateur de Rosine.

La première bouffée lui déchire les poumons.

Dès la deuxième, le bonheur afflue jusqu'à l'extrémité de ses doigts, comme si on avait injecté un baume rajeunissant dans ses veines. Il se laisse envahir par la sensation, grisé, emporté, heureux.

A la troisième c'est comme s'il n'avait jamais arrêté.

La fumée l'excite et le calme à la fois.

C'est pas à l'hôpital qu'il aurait pu faire ça.

Le cœur ? La belle affaire. Ça ou autre chose.

Une voix le tire de sa rêverie : il en veut une autre le papy ? Les jeunes le regardent en souriant.

Oui, le papy en veut bien une autre, ou plutôt non, le papy voudrait bien qu'ils aillent lui acheter un paquet avec leur scooter, ils pourront garder la monnaie pour l'essence.

Un paquet entier.

Ce qu'ils veulent, n'importe quelle marque, les plus chères.

Lucien se dit que les gens au bord de la mort – il a entendu ça des dizaines de fois dans sa vie –, les gens au bord de la mort, revoient défiler en eux les épisodes les plus marquants de leur vie. Il n'en est pas là, c'est évident, cette fois il s'en sortira, mais ces pensées mortifères, au lieu de le plonger dans l'abattement, lui ramènent en mémoire, non pas ces épisodes-là, mais le souvenir de Mathilde.

Mathilde, surtout.

Il n'aurait eu qu'un geste à faire, ce jour-là, et il ne l'avait pas fait. Il ne l'a jamais prise dans ses bras. Ce jour-là ils étaient seuls dans son arrière-boutique, au milieu de vieux papiers et de boîtes de fil de couture, c'était un été, Mathilde l'avait entraîné là pour lui montrer une lettre d'une amie commune, elle portait une robe légère, ils étaient à quelques centimètres l'un de l'autre, à inventer des prétextes de conversation pour faire durer le moment. Mathilde était offerte, tout entière tendue vers lui, il pouvait sentir son souffle sur lui, il pouvait voir loin dans son décolleté, sa robe remonter un peu trop haut sur ses cuisses, il n'aurait eu qu'à ouvrir les bras, elle y serait tombée. Mais il n'avait rien fait, n'avait pas bougé, avait laissé passer là, se dit-il maintenant, la plus belle femme de sa vie. Même cinquante ans plus tard Lucien a encore en mémoire l'odeur de Mathilde ce jour-là. La semaine suivante elle avait quitté Saint-Affrique sans un mot pour personne et depuis il n'avait plus entendu parler d'elle. Certains affirmaient qu'elle était partie faire institutrice en Algérie et qu'elle y aurait été tuée pendant la guerre dans un attentat. Mais ce ne sont que des ragots.

Depuis, il ne s'est pas passé un jour sans que Lucien ne pense à Mathilde. Habituellement de manière fugace, comme une idée nous traverse parfois et s'enfuit sans se laisser saisir. Aujourd'hui, il avait ouvert les vannes.

Tiens, là, si Mathilde passait le pas de sa porte, il ne toucherait plus une cigarette.

 

Lucien entend de loin enfler le bruit des scooters.

 

 

 

  feuilles

 


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31 août 2011 3 31 /08 /août /2011 07:41

 

JEAN-LUC LEHAUFROY, LE GRAND PRESSIGNY, FRANCE, REGION CENTRE, 28 

OCTOBRE 2010

 

Au fond tu vois, c’est bien pratique que tu ne comprennes rien à ce que je dis, je peux dire n’importe quoi sans te vexer ou sans t’ennuyer, enfin sans t’ennuyer je ne sais pas, faut me le dire hein, je suis bien content d’être là, oui, bien content… Tu sais ce que ça fait de partir comme ça ? Tout lâcher ? Je ne m’en serais pas cru capable. Eh bein je l’ai fait. Va savoir ce qu’elle va penser l’autre, maintenant, va savoir ce qu’elle va imaginer, mais l’autre, ce qu’elle pense maintenant ça me passe à des milliers de kilomètres au dessus. Je n’ai plus de femme, je n’ai plus d’enfant, je n’ai plus de travail, je n’ai plus de maison, je n’ai pas un sou mais je suis bien. Je n’ai jamais été aussi bien. Je suis dans un camion, je ne sais même pas où il va, mais je suis bien. Allez roule, mon petit polonais, roule, le plus loin possible. Epicier. Tu te rends compte ? Oh, tu te rends compte ? Elle avait réussi à me transformer en épicier. À moi. Epicier de village, en plus. Moi qui écoutais les Clash quand j’étais jeune, elle avait réussi à me transformer en épicier ! Et à m’enfoncer jusqu’au cou dans cette vie de merde où il fallait faire des courbettes à de vieilles cathos recuites dans leur jus de cire d’église, ou à des folles qui te tiennent la jambe pendant des heures avec leurs problèmes d'arthrose et de cousine au stade terminal. Toute la journée j'entendais parler de maladies, on dirait que les gens n'ont que ça en tête, leur maladie... et la pensée que ça peut intéresser les autres... Et tout ça pour quoi ? Leur vendre trente centimes de carottes, trois carambars ou une pomme – pour moi seule vous comprenez ce sera bien suffisant. Et se taper en plus toute la bouffe périmée. C’est ça le quotidien d’un épicier de campagne, la bouffe périmée tous les jours à table pour pas la jeter. Je hais le jambon cuit. Je hais le jambon cuit et l’épicerie de campagne réunis. Levé à cinq heures et demie, couché à neuf heures après la caisse. Tu parles d'une vie. 

Quatorze heures de boulot par jour, ça te dit quelque chose ? Ouais bien sûr que ça te dit quelque chose à toi, y’a combien de temps que t’as pas dormi dans un lit ? Dix-sept ans que je la traînais, l’autre. C’était pas une femme c’était une prison à elle seule. Un trou noir. Un abîme de négativité. Elle absorbait tout l’énergie positive qui passait à moins de dix mètres d’elle et te la recrachait sous forme de hargne, de bile, de mauvaise humeur, ou alors elle te servait une soupe de concepts fumeux à base de mérite, de rectitude morale, et d’attachement indéfectible et éternel. Un vampire tu vois mon petit polonais, un vampire. Et moi j’étais attaché à ce vampire comme une balle de jokari à sa boîte, tu comprends ? Non, manifestement il comprend pas mais c'est pas grave, c’est fini maintenant, maintenant je trace la route.

La Pologne ?

Banco pour la Pologne.

 

 

tour eiffel 3

 

 

 

 

 

 

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21 août 2011 7 21 /08 /août /2011 11:49

 

MAXIME EN MIROIR DE MAXIME : ENTRAÎNEMENT DE MAXIME CAESAR, 22 ANS, À SON HYPOTHÉTIQUE FUTURE FONCTION DE PRÉSIDENT DE LA RÉPUBLIQUE FRANÇAISE : DISCOURS D'INVESTITURE FACE À SON MIROIR, 15 JUIN 2011.

 

 

 

Je, moi.

Je, chacun, moi.

Nous sommes. Nous sommes infiniment grands.

Je suis infiniment grand. Grandeur de moi sans finitude.

Je n’abuse pas. Moi, je.

Je, moi, vais tout changer.

Je le dis. Le ferai.

Et personne encore pour rédiger hagiographie de moi, alors je.

Je, moi, en suis là, à vouloir moi comme trace, normal puisque je, moi, vais tout changer.

Seul grand immense précurseur-novateur-défricheur, je, moi, trace de moi, pour plaisir de plus tard.

Je, moi, ai la mort abolie. Avec ça, je, moi plus grand que les plus grands, président global.

Ma globalitude présidentielle.

Il faudra. Il faudra de moi une statue quelque part ici.

Je, moi, nous, immortels, savons notre non fin grâce à moi, je.

Quelque compensation. Quelque compensation à ma charge alors de moi, je, une statue par ici il faudra.

En plus de cette vie de moi.

Et aussi accessoirement pourquoi pas de temps en temps un bain de lait d’ânesse.

Il me faudra trouver un titre, Vie de moi, ça ne va pas, Je deux points ma vie ? On verra plus tard.

Et des photos, des tonnes de photos partout, je moi à la campagne, je, moi, en short, je, moi, avec mon chien, tout ça, les gens aiment les photos, les gens aimeront les photos de moi, je.

Les gens aimeront moi, je.

Car virgule, je moi fabrique du bonheur au mètre, par mètres, par mètres et par mètres, je suis fabricant de bonheur-qu’on-le-veuille-ou-non, je, moi, décrète le bonheur obligatoire, obligation au bonheur, je, moi, le bonheur de tous commence ici car c’est ici je vous le dis que commence le bonheur de tous.

On mettra. On mettra une plaque avec la date quelque part.

Je, moi, fabrique de la certitude, horizon béton, certitude béton, le bonheur confine à l’inertie, l’inertie à la béatitude, la béatitude à la contemplation et la contemplation à l’amour de moi, je.

Tout cela. Tout cela grâce à moi, je ; je, moi ai déjà planifié le hasard,

car en vérité je vous le dis

tout en ce monde se planifie.

Je.

Je, moi, ai fait en sorte que le hasard n’ait plus de prise sur nous, je ai la mort abolie, décret 8808 en supprimant le hasard pour le bonheur-de-tous-qu’on-le-veuille-ou-non, grandeur de ma grandeur, munificence de moi, allumez des lumières ici et là, non là.

Il faut. Il faut des mots comme ça aussi pour le peuple qui la vie de moi, je, lira : grandeur, destin, infini. Et les user les mots, leszuserleszuserleszuser, je dis, jusqu’à les vider, après on en prend des neufs.

Je, moi suis, suis celui par qui les mots neufs durent, espace, alignement, expansion, tout ça. Je, moi.

Mort de la mort pour mille ans, c’est un début, après on verra.

Car virgule, je moi, fais ce que je veux, mille ans de souffrance s’il le faut, il est bon de souffrir pour les autres, si chacun souffre un peu pour les autres plus personne ne souffre, si chacun souffre un peu, la souffrance c’est le bonheur.

Je moi, répète : si chacun souffre un peu, la souffrance c’est le bonheur.

 

LA SOUFFRANCE C'EST LE BONHEUR

 

Vous me mettrez des lettres de quatre vingts centimètres derrière moi, je, pas trop haut pour que ça passe bien à la télé.

Je, moi, le dis comme je pense, je, moi, abuse ne pas de.

Moi, je, la vie commence ici, avant non.

Je, moi, grand homme quand de mes mains je ai la bête sauvage rouge aux dents pointues tuée.

Tout le monde. Tout le monde a vu son sang sur moi, c’est une métaphore.

Il a fallu ça mais ça est fait.

Et maintenant.

Et maintenant bonheur pour mille ans merci ne me dites pas, je, moi.

Je moi ai fini.

Pour le moment.

Début du grand livre sur vie de moi, je.

Chapitres à suivre au fil des siècles de siècles.

Car.

Car qui.

Car qui irait imaginer.

Car qui irait imaginer une civilisation.

Car qui irait imaginer une civilisation sans trace écrite de la grandeur de son chef (c’est moi).

Moi.

Moi, je.

Et je sais. Je sais que si moi je ne la fais pas personne.

Je moi connais bien les autres.

Les autres, moi, je, si je n’étais pas là.

 

 

église2

 


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