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5 janvier 2014 7 05 /01 /janvier /2014 23:41

 

 

UN MOIS D'OCCUPATION DE LA CHAMBRE 208 DE L'HÔTEL LES AMBASSADEURS DE LA SUBLIME PORTE (***), À DOLE (JURA, FRANCE)

 

 

Du 2 au 6 mai : Mme et M. Hamler

 

Une fois par an mais chaque année sans exception depuis quatorze ans, entre le premier et le quinze du mois de mai, Mme et M. Hamler réservent cette chambre (celle-là et pas une autre), dans laquelle, rideaux tirés, ils font l'amour durant trois jours et trois nuits sans sortir une seule fois.

Ils laissent à la porte de l'hôtel leurs tabous et les non dits pour entrer dans une frénésie sexuelle que seule leur autorise le lieu étranger, l'espace clos hors de l'espace du foyer.

 

Quelques années en arrière, un soir, madame avait dit à monsieur :

— Nous ne partons pas souvent en vacances, si nous allions à l'hôtel quelques jours ?

— A l'hôtel ?

— Oui, juste pour être ailleurs, n'importe quel hôtel, même à cent mètres d'ici.

— L'idée me plaît. Et qu'y ferions-nous dans cet hôtel ?

— Oh, nous trouverons bien.

 

Avait-elle ajouté avec un petit sourire.

 

Ensuite d'année en année leur pratique a évolué d'un simple séjour à une redécouverte de l'autre. Et dans leur étonnement permanent, dans les gestes jusque là jamais osés, dans l'expression des paroles dites telles qu'elles le sont rarement, le couple s'est renforcé d'un lien invisible à autrui mais d'une solidité à toute épreuve.

 

Il arrive souvent que le reste de l'année ils ne touchent pas leur corps, ou peu, et de façon conventionnelle, dans un aboutissement rapide du plaisir, comme s'il s'agissait simplement de refréner les pulsions jusqu'au séjour suivant, car pour eux c'est ainsi, l'épanouissement naît de la frustration et de l'attente.

 

La patronne les connaît, le personnel les connaît, ils respectent cette sorte de pèlerinage annuel avec tous les égards dus à l'exploit que représente ce libidineux marathon.

 

— C'est vrai, faut le faire, baiser comme ça trois jours sans arrêt c'est pas donné à tout le monde.

— Surtout à leur âge.

 

Ont-ils un jour entendu derrière la porte.

 

Mais eux, ce n'est pas l'exploit sportif qui les intéresse, c'est l'abandon, le dépouillement, cette possibilité qu'ils se sont donnée de placer leur couple dans une autre dimension, chacun devant considérer l'autre comme un instrument propre à satisfaire ses fantasmes.

Un instrument, oui.

Rien n'est jamais refusé.

Parfois, l'un des deux sort avec du sang sur le visage ou sur le corps, ou boitillant, ou le cou ombré de traces noires, mais toujours, serrés l'un contre l'autre, ils repartent dignes et droits, les yeux dans le vague, comme des clients ordinaires.

 

 

 

idm chine

 

 

 

 

7-9 mai : Michel Citation, 34 ans, écrivain de romans policiers.

 

Invité par la ville à venir présenter son dernier ouvrage Beau temps pour la saison, dont l'intrigue tourne autour d'un tueur en série qui nargue la police.

En réalité, ayant très jeune constaté le pouvoir des mots et de l'écrit, leur importance dans les jeux de séduction, Michel Citation n'écrit des livres que dans le but de rencontrer des organisatrices de festivals ou de soirées littéraires. Cette soirée-ci n'échappera pas à la règle mais c'est pourtant seul qu'il regagnera sa chambre dans la nuit, après avoir tout tenté pendant le dîner pour séduire, mais en vain, une grande jeune femme au regard de feu, celle-là même qui doit l'accompagner et le raccompagner à l'hôtel dans le véhicule de service.

 

 

9 au 13 mai : Maxime Martin, 34 ans, employé pour le compte d'une société de distribution d'eau.

 

Maxime n'a aucune raison de se trouver dans cet hôtel. Il a une petite villa à lui, à quelques pas de là, équipée de tout le confort moderne, avec aussi, à l'intérieur, une femme et deux enfants qu'il aime de tout son amour, du moins les enfants. Car en ce qui concerne son épouse les choses ont changé. En rentrant chez lui ce 9 mai dans l'après-midi, après une tournée exceptionnellement courte, il a tout de suite senti une atmosphère différente dans la maison, quelque chose d'inhabituel.

Il a constaté les vêtements éparpillés dans le salon et sur les marches de l'escalier, ceux de sa femme, et d'autres, masculins et inconnus. Il a fait demi tour sur la pointe des pieds, a refermé la porte sans la claquer et est venu se réfugier à l'hôtel.

Ce n'est que le 13 mai que la police l'a trouvé, à trois cents mètres de chez lui, après que sa femme eut lancé un avis de disparition. Il n'avait pas mangé ni ne s'était lavé depuis quatre jours. Bien qu'affaibli, il a eu avec l'agent de police l'entretien suivant :

 

— Vous êtes bien Maxime Martin, né à Nantes le 28 juin 1980 ?

— Oui.

— Votre femme a lancé un avis de disparition.

— C'est elle qui a disparu.

— Que faites-vous là, monsieur ?

— Je réfléchis.

— L'ambulance va arriver, on va vous transporter à l'hôpital, ensuite nous ferons un rapport.

— Je n'ai pas terminé de réfléchir.

— Vous réfléchissez à quoi ?

— Aux escaliers.

— Veuillez nous suivre monsieur.

— Je ne vous suivrai pas, je n'ai rien fait de mal, j'ai le droit d'être ici.

— Vous avez disparu depuis le 9 mai.

— Je n'ai pas disparu, je parle avec vous.

 

 

 

 

idm chine 2

 

 

 

 

 

15-20 mai : Pierre Cautaron, 46 ans, magasinier.

 

Après deux années d'économies sou à sou, Pierre a décidé de s'offrir ce qu'il considère comme le sommet du luxe, cinq jours dans cet hôtel trois étoiles. Il a donc pris des congés et investi les lieux avec la légitimité conférée par le crédit porté sur sa carte bancaire. Là, il passe ses journées à se prélasser sans rien faire dans un état d'extrême bien-être, goûtant comme un privilège sa condition de nanti - et pour peu il se laisserait aller à la croire définitive. Mais hélas il ne fait pas que ça. Outre la contemplation extatique de son bonheur de parvenu d'un jour, son occupation annexe consiste à surveiller sans relâche le personnel, à vérifier que le ménage a été bien fait, à sortir et revenir inopinément dans sa chambre pour constater qu'on ne fouille pas ses affaires, à se plaindre sans cesse du manque de professionnalisme des serveurs au restaurant, de la malpropreté du spa, etc., bref, il se comporte comme le directeur en personne et ne manque jamais de déverser deux ans de bile contenue sur la réceptionniste parce qu'elle n'a pas de message pour lui ou sur un stagiaire qui ne sait pas comment joindre le directeur.

A plusieurs reprises des membres du personnel ont tenté d'avertir la direction du comportement du personnage mais un hôtel est un hôtel, leur fut-il répondu, nous sommes là pour servir les clients pas pour leur faire subir une psychanalyse.

Chez lui Pierre passe de loin en loin une vague serpillière humide sur le sol et considère que le ménage a été fait. Là, il est un moujik sur le trône du tsar.

 

 

21-25 mai : Coralie Thiers, 39 ans, chargée de relations publiques.

 

Organisatrice du colloque qui se tient du 22 au 24 mai au centre international des congrès sous l'intitulé « Quel développement durable pour l'industrie de l'armement ? ».

Dans la nuit du 21 au 22, elle va s'employer à rédiger quelques phrases d'introduction au colloque, dont voici les traits essentiels :

 

Mesdames messieurs, je souhaite que les travaux qui s'ouvrent aujourd'hui débouchent sur des propositions fructueuses.

La recherche dans notre domaine progresse plus rapidement que dans tous les autres, aussi paraît-il impensable que nous continuions à ne proposer que des produits qui ne prennent pas en compte l'environnement et la pérennisation de notre milieu naturel lors de leur mise en service.

Nous ne pouvons plus nous voiler la face, car jusqu'à ce jour c'est malheureusement ce qui s'est passé.

Nous devons travailler, et travailler sans relâche à cet ambitieux objectif, nous l'espérons atteignable rapidement, de conserver son intégrité au brin d'herbe.

Je sais que quelques instituts de recherche ici présents ont beaucoup œuvré en ce sens.

Voici le programme des quatre conférences de cette première journée. Chaque intervention sera suivie d'un débat avec l'auditoire, je vous remercierai de poser vos questions de la façon la plus concise possible.

 

De 10h à 10h45, Intervention du professeur Alisa Tchilaïev de l'Institut Gengis Khan de Volgograd sur le thème :

 

Imposer une date de péremption sur les mines antipersonnel, c'est possible.

 

De 11h30 à 12h15, intervention de Joey Jude, du Laboratoire de chimie analytique de Chicago sur le thème :

 

L'interdiction du défoliant dans les zones de conflit tropicales et subtropicales : chance ou catastrophe pour nos intérêts ?

 

De 14h à 14h45, nouvelle intervention de Joey Jude, du Laboratoire de chimie analytique de Chicago sur le thème :

 

Le développement de produits intelligents capables de cibler les individus en fonction de leur catégorie socioprofessionnelle.

 

De 15h à 15h45, Intervention d'Auguste Lefrançois, De l'IEP de Strasbourg sur le thème :

 

Les relations avec la classe politique : des différentes manières de faire prendre conscience aux pouvoirs législatifs de l'importance de notre action.

 

Les trois soirées suivantes, Coralie rejoindra sa chambre en compagnie d'un intervenant différent et leur donnera une note sur leur prestation de la nuit, c'est sa façon à elle de décompresser des tensions de la journée.

 

En quittant sa chambre, au matin du dernier jour du colloque, elle entend la conversation suivante entre deux femmes de ménages dans la chambre voisine, dont la porte est restée entrouverte :

 

— Avant j'étais dans un préfabriqué en zone industrielle … ici on a des chiants mais on moins on n'a pas les couples dans la journée, et les draps, après...

— L'an dernier on en a quand même un qui s'est pendu dans la chambre.

— C'est autre chose, ça.

— Oui mais quand même.

— Non, ça c'est autre chose.

 

 

29-30 mai : Sylvaine Laforêt, 38 ans, agent de la fonction publique.

 

A Dole pour passer les épreuves d'un concours administratif en vue d'obtenir le grade de rédacteur territorial, et subséquemment un salaire plus élevé. Sa valise contient, outre ses affaires de toilette, 450 fiches manuscrites rédigées pour préparer son concours, fiches qu'elle va repasser dans la nuit jusqu'à l'épuisement.

Elle ne sait pas bien entendu, qu'aucune de ses fiches ne couvre le sujet sur lequel elle sera interrogée le 30 mai.

 

 

 

 

 

2014 0306

 

 

 

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