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10 mars 2013 7 10 /03 /mars /2013 18:52

 

CERCLE DES AMANTES NOSTALGIQUES, ŒUVRANT AU MAINTIEN DU SOUVENIR DE PASCAL RAVELIN – AUTREMENT SURNOMMÉ L'EMPEREUR DE ROMORANTIN –, ET SE RÉUNISSANT UNE FOIS PAR AN AU DOMICILE DE SON ÉPOUSE LÉGITIME, 12 RUE DE LA SUBLIME PORTE DES SENS, À BIARRITZ (FRANCE).

 

 

Le Cercle des amantes nostalgiques n'est ni une association officielle, ni une société secrète. Il n'a pas pour but d'attiser les peurs intestines tapies au fond des êtres, ni non plus de prôner une adhésion à une religion ou une doctrine politique. Il est exclusivement constitué de membres féminins et a grossi peu à peu par agrégation ou découvertes fortuites.

Le seul but du Cercle est d'honorer la mémoire de Pascal Ravelin, mort à l'âge de quarante huit ans à la suite d'une chute sur le chantier qu'il était en train de visiter – lequel chantier devait représenter son grand œuvre car il en était l'architecte. Mais une œuvre en construction, aussi grandiose soit-elle, aussi porteuse du génie de son créateur soit-elle, une œuvre en construction n'en reste pas moins dangereuse, surtout lorsqu'elle est faite de béton et de ferraille.

Pascal s'est appuyé à une rambarde branlante, la rambarde a cédé et Pascal a chuté du huitième étage.

 

Lucille Ravelin a pleuré quarante cinq jours et quarante cinq nuits. Elle a perdu neuf kilos, des litres de larmes, et le goût de la vie. C'est pendant cette période d'intense désespoir qu'a émergé en elle l'idée du Cercle.

Elle connaissait bien son mari, ses obsessions, il ne se cachait de rien, laissait traîner ses agendas, son téléphone. Réunir les femmes de sa vie a été l'affaire de quelques jours, un quart de page dans Le Monde a suffi à lui ramener la plupart d'entre elles.

 

Le Cercle ne dispose pas de statuts ni de carte d'adhérente, on n'y paye aucune cotisation ; il n'a pas non plus pour vocation de se réunir autour d'une tasse de thé au jasmin en versant des larmes, en feuilletant des albums photo, ou en évoquant des souvenirs attendrissants. Les choses sont plus complexes.

On se promène solitaire dans la maison, dans cette maison imprégnée de la vie de Pascal, on caresse les meubles, on lit les titres des livres dans la bibliothèque, on regarde, à travers les baies vitrées les plantes que Pascal a soignées dans le jardin, on s'assied sur les chaises sur lesquelles il s'est assis, on regarde pour certaines d'un air rêveur le grand lit, et on se fait la lecture.

 

Car pour pouvoir intégrer le cercle, il faut avoir été séduite par Pascal, il faut l'avoir connu, sexuellement au moins une fois et avoir reçu de lui le livre Cartographie du corps féminin de Julien Delavaux, dans la collection Folio. Ce livre est constitué de courts chapitres correspondant à un prénom féminin et décrivant la relation à cette femme. Pascal Ravelin est tombé dans la fascination de ce livre, il en a fait un guide de conduite et s'est évertué à marcher dans les traces de l'auteur, à rendre vivantes ces femmes de papier en collant le plus fidèlement possible au récit. Chacune des membres du cercle peut trouver dans sa correspondante littéraire une trace de son passé. C'est un livre étrange où le jeu avec elles passe parfois du je au elle et du elle au je. Portraits à peine esquissés, figures fuyantes, on ne sait pas grand choses des femmes convoquées là pour quelques minutes, quelques lignes, comme si la mémoire se refusait à l'effort, ou plutôt, comme si l'ensemble formait un puzzle devant aboutir au portrait d'une femme unique.

 

Toutes les adhérentes du Cercle n'ont pas le même statut, ni n'occupent le même rang. Dans cette cour sans homme aux allures de gynécée, une hiérarchie s'est immédiatement installée avec, en haut de la pyramide la dernière épouse de Pascal, Lucille, trente-quatre ans, directrice de crèche. Son autorité sur les autres est absolue, elle seule a le pouvoir d'admettre ou d'exclure une femme. Elle est la grande prêtresse du culte pascalien, et malheur à celle qui ose un début de critique à l'encontre de l'idole, elle est aussitôt jeté à la rue et interdite de cercle à vie.

 

Lors de la première réunion c'est Lucile qui a attribué aux huit femmes présentes le texte correspondant à chacune, car bien entendu Pascal n'avait pas laissé de dernières volontés en ce sens. Il n'y a pas eu de discussion possible, d'un seul regard l'impétrante a été jaugée, elle a reçu un numéro de page, un prénom, et donc de fait le chapitre correspondant ; elle a dû l'admettre ou se démettre.

 

Au dessous de Lucile, comme les dauphines d'une miss éternelle, les deux maîtresses régulières de Pascal, Emilie Ponsot, 39 ans, graphiste, et Laetitia Trinh Luong, 24 ans étudiante en médecine. Chacune est persuadée que Pascal l'aurait choisie à elle pour épouse en cas de divorce avec Lucile. Elles se vouent une haine terrible depuis le soir ou Pascal les a présentées l'une à l'autre et a essayé de les entraîner ensemble dans un lit. Laetitia pense qu’Émilie est folle. Émilie considère que la meilleure façon d'aimer quelqu'un est de le manger, d'ingérer sa chair pour la faire sienne, deux corps en un fondus et confondus jusqu'à la mort. Chaque année, elle accède à son heure de gloire au moment de la lecture de son chapitre, lecture qui la conforte chaque année dans l'idée que Pascal n'en aurait jamais choisi une autre, la preuve, c'est écrit là entre les lignes, pense Laetitia.

Quant à Laetita, Lucile s'accorde avec Emilie sur ce point, Pascal était trop subtil pour s'encombrer d'une épouse immature de 24 ans, il ne recherchait pas forcément la jeunesse, au contraire, il faut la considérer comme un contre-exemple idéal dans le parcours de Pascal. Lucile n'a pas hésité un instant avant de lui attribuer son chapitre.

 

Descendons encore d'un étage pour rencontrer les anciennes maîtresses de Pascal. Les maîtresses à l'amour perdu. On comprendra que celles-là soient considérées par les premières comme adhérentes de seconde classe puisque, à un moment ou à un autre, Pascal les a répudiées.  Rebecca pour avoir osé se marier avec un autre, Vanessa pour raison de lassitude, Cybèle pour des raisons évidentes, Carmela pour des raisons encore plus évidentes – Lucille le sait, il lui a raconté, c'était la première fois que ça lui arrivait. 

Quant à Lisa...

Lisa, inutile de chercher une raison.

La voyant devant elle pour la première fois, dans ses vêtements flasques, les cheveux sales et les épaules voûtées, les larmes sont montées aux yeux de Lucille, comment Pascal a-t-il pu aimer cette femme ? Comment cela a-t-il été possible de sa part, l'esthète, lui qui jamais ne s'est trompé, cette femme fait tache ici, elle est une erreur, elle a existé, elle existe, mais elle ne devrait pas – car bien sûr, Lucille ne sait rien des mois dépression traversés par Lisa à la suite de la rupture de Pascal.

 

Au bas de la pyramide traîne le sous prolétariat amoureux de Pascal. Les conquises à la hussarde. Les rencontres dans le train. Les séduites à la va-vite dans les soirées alcoolisées. Les secrétaires d'amis croisées dans l'ascenseur. Les solitaires avides d'homme.

Les autres, toutes les autres.

Au sein de ce menu fretin, ces Jessica, Charlotte, Christine, Jeanne,  Lucie, l'attachement pour Pascal est moins marqué. Certaines viennent plus par curiosité que par réelle dévotion. Elles ont appris l'existence du Cercle par le bouche à oreille et viennent se rendre compte, les unes repartent en riant quand d'autres n'ont que l'ambition de pénétrer le monde merveilleux des classes supérieures. A celles-là Lucile attribue parfois un texte, laissant courir le bruit qu'une telle pourrait intégrer sous peu l'étage des maîtresses répudiées, attisant des tensions, des jalousies, laissant rôder l'injustice, régnant sur son monde comme une mère maquerelle sur ses filles.

 

 

 

  2013 0014

 

 

 


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