INTERVIEW DE MME B. EN VUE D'UNE ENQUÊTE SUR LES PRATIQUES SEXUELLES DES FRANÇAIS - 28 MARS 2015, LABORATOIRE DE SCIENCES SOCIALES APPLIQUÉES, UNIVERSITÉ DE LYON.
Voix off : Madame B ? C'est à vous, commencez.
Madame B. : Hum… J’avais 16 ans… J’avais seize ans et ça ne s'est pas bien passé.
Voix off : Commencez avant, s’il vous plaît.
Madame B. : Avant c’était pire... Comme toutes les filles, à 13 ans j'étais amoureuse d'un prof… Sinon rien. A cet âge, les filles sont tout entières tendues vers un seul objectif : découvrir l'homme, perdre leur virginité. Ce n'était pas mon cas, moi ce qui me dominait c'était la peur.
(Temps)
Voix off : Poursuivez.
Madame B. : J'avais peur d'avoir mal. La peur d'une souffrance inimaginable et que je ne pouvais comparer à rien de ce que j'avais déjà vécu. Cette obsession a étouffé ma vie pendant trois ans, ça me perturbait dans mes études, je percevais les garçons comme des tortionnaires en puissance, je ne pensais qu'à ça, j'en rêvais la nuit, des rêves de tourmente, des poursuites dans des couloirs obscurs, des choses comme ça qui me réveillaient et me laissaient épuisée, au matin. Alors je cherchais à me rapprocher des plus grandes pour en savoir davantage. Savoir, surtout la tolérance à la douleur. Mais les plus grandes m’ignoraient, se moquaient de mes questions. Je voyais le sexe des hommes comme un instrument capable de m’ouvrir en deux à partir de mon propre sexe, ce n'était pas rationnel, bien entendu, mais c’était ça mon problème, la distorsion que je mettais dans l’interprétation de ces actes fantasmés… Parce qu’il y avait une autre part de moi-même qui me disait que si tel était le cas, si les hommes étaient capables d’une si grande barbarie, il n'y aurait plus de femmes depuis longtemps, il n'y aurait plus d'humanité tout court, et que le but de cet instrument était justement la reproduction et non la destruction. Mais à quinze ans on n'est pas assez mûre pour se laisser convaincre par la raison, il arrive que les fantasmes l'emportent, surtout les fantasmes devant l'inconnu. Alors la peur, je l'ai gardée en moi de treize ans à seize ans…
(Temps)
Et puis il y a les regards des hommes déjà, des vrais hommes… Nous on est encore des enfants, seulement nos seins ont poussé et le regard des hommes sur nous n’est plus le même, ils nous regardent passer, nous suivent des yeux, nous détaillent… On se sent devenir différente, on ne sait pas exactement pourquoi, tout cela est diffus mais on se sent devenir différente… Certains… certains hommes osent venir vers nous, nous parler, alors on est flattée bien sûr, on se croit importante aux yeux des autres, mais moi, tout cela n’a fait qu’augmenter ma peur… Elle m'a habitée, totalement investi. C'est elle qui m'a décidé surtout, la peur. Je devais accéder à la connaissance pour mettre fin à cette peur irrationnelle, ne plus la laisser me dicter mon comportement. Souffrance ou pas il fallait y passer, toutes les femmes étaient passées par là, je devais aussi y passer. Voilà, c'est ça qui m'a poussé, la peur et le désir d’en finir, plus que l'envie, plus que quoi que ce soit d'autre.
(Temps)
Voix off : Pourquoi n’avez-vous pas parlé de cette peur à votre mère ?
Madame B. : Je ne souhaite pas répondre à cette question.
Voix off : Vous avez accepté de votre plein gré de répondre à toutesnos questions
Madame B. : J’ai accepté de répondre aux questions sur mavie, pas sur celle de ma mère.
Voix off : Vous êtes payée.
Madame B. : Je ne peux pas.
Voix off : Dans ce cas notre entretien est terminé. Au revoir.
(Long temps)
Madame B. : Ma mère… disons que ma mère n’aurait pas compris.
Voix off : C’est une façon détournée de ne pas répondre.
Madame B. (en colère) : Ma mère était ignorante des choses du sexe. J’avais six ans quand mon père est parti et depuis je n’ai plus jamais vu ma mère avec un homme. Elle n’a fait l’amour que quelques fois dans sa vie, elle doit pouvoir les compter sur les doigts de la main, ce sont des choses que l’on comprend déjà de façon intuitive à seize ans, ça vous va cette fois ?
Voix off : Ça me va, merci. Reprenez votre récit, s’il vous plaît.
Madame B. : Je ne sais plus où j’en étais.
Voix off : Au moment où vous avez décidé de passer à l’acte.
Madame B. : Comme je vous l'ai dit ça ne s'est pas bien passé. Aujourd'hui, des informations sur ce sujet, il y en a partout. A l'époque c'était une vraie découverte, un plongeon dans l'inconnu. (Temps)
Voix off : Pours…
Madame B. : Laissez-moi un peu de temps s'il vous plaît, ne me pressez pas, je ne suis pas une machine, il y a des mots difficiles à dire.
Voix off : Contentez-vous de décrire ce qui s’est passé.
Madame B. : Le garçon avait dix-sept ans, c'était la première fois pour lui aussi. Il s’acharnait à vouloir coucher avec moi depuis des semaines. Jusque là je l’avais laissé m’embrasser et me caresser, mais tous les soirs après le lycée on rentrait ensemble, il habitait près de chez moi, et tous les soirs on passait devant un hôtel.
Voix off : Quel genre d’hôtel ?
Madame B. : Un hôtel normal.
Voix off : Qu’entendez-vous par normal ?
Madame B. : Normal. Sur une avenue. Pas un lieu de prostitution, si c’est ce que vous voulez savoir.
Voix off : D’accord. Poursuivez.
Madame B. : Tous les soirs il s’arrêtait devant l’hôtel et essayait de me convaincre d’y entrer avec lui. Tous les soirs c’était long et pénible, parce que je sentais que je n’avais pas grand-chose à lui opposer, c’est lui qui avait raison, nous étions à l’âge où il fallait le faire. Tous les soirs, cette étape de l’hôtel m’était une épreuve. A bout d’arguments, il allait parfois jusqu’à tirer sur mes vêtements pour m’entraîner.
Un soir j’ai vu un homme nous regarder. Il nous regardait avec insistance depuis le trottoir d’en face. J’ai été certaine qu’il avait compris la situation en quelques secondes ; je me suis enfuie en courant.
Voix off : Quels étaient les arguments de votre ami ?
Madame B. : Je ne me souviens pas très bien… il disait qu’il m’aimait et qu’il me voulait…
Voix off : Est-ce qu’il vous aimait ?
Madame B. : Il me voulait. A dix-sept ans les garçons ont une bite à la place du cerveau. Le reste c’est de l’enrobage.
Voix off : Ne pensez-vous pas que certains peuvent être sincères ?
Madame B. : Non. (Temps) Et puis un soir j’ai fini par céder. Sur une impulsion. Je ne m’étais même pas préparée. Quand nous sommes arrivés devant l’hôtel c’est moi qui l’ai pris par la main et l’ai tiré en avant.
Voix off : Pourquoi ce soir-là particulièrement ?
Madame B. : Je ne sais pas, je vous ai dit que cela avait été une impulsion.
Voix off : Est-ce qu’il s’était passé quelque chose dans la journée ?
Madame B. : Rien dont je me souvienne.
Voix off : Comment étiez-vous habillée ?
Madame B. : En vêtements de sport, la mode était aux vêtements de sport.
Voix off : Et l’hôtelier a accepté de louer une chambre à des mineurs ?
Madame B. : Oui. Je n’ai pas les détails, mais oui, nous avons pu accéder à une chambre de l’hôtel.
Voix off : Continuez.
Madame B. : Eh bien, ça ne s’est pas passé du tout comme je le pensais, il n’y a pas eu de déshabillage romantique ni de coucher de soleil sur la mer ni de musique sirupeuse. Je me suis déshabillée à toute allure et je me suis glissée sous les draps.
Voix off : Pourquoi ?
Madame B. : On voit bien que vous êtes un homme. Pourquoi, pourquoi… la peur, toujours, l’angoisse, et un reste de pudeur, aussi.
Voix off : Et votre ami ?
Madame B. : Oh on ne peut pas dire qu’il était bien plus brillant que moi, mais il dissimulait, il savait dissimuler.
Voix off : Comment le savez-vous ?
Madame B. : Il me l’a avoué, par la suite.
Voix off : Vous l’avez revu souvent ?
Madame B. : Oui mais pas pour les mêmes raisons. D’ailleurs, il est toujours un ami.
Voix off : Bien. Revenez au récit, s’il vous plaît.
Madame B. : Il s’est déshabillé et est entré dans le lit. Il m’a prise dans ses bras. Il voulait jouer les affranchis, mais dès que son sexe a été en contact avec ma peau il a déchargé sur mes cuisses avant même d’entrer en moi.
(Temps)
J'ai trouvé ça répugnant. Tout de suite. D'instinct. Ce liquide chaud et poisseux m'a tout de suite dégoûté. Son odeur aussi. Depuis je n'ai pas changé d'avis. Toute la raison du monde, tout l'amour que j'ai pu porter à certains hommes n'ont rien changé à cela. Ce… ce liquide me dégoûte.
(Temps)
Je suis allée me nettoyer tout de suite et bien sûr monsieur a été vexé, il voulait s’en aller immédiatement, j’ai dû user de toutes mes ressources pour le retenir.
Voix off : Qu’entendez-vous par là ?
Madame B. : Que j’étais venue pour perdre ma virginité et que je ne voulais pas repartir avec.
Voix off : Non, qu’entendez-vous par « user de toutes mes ressources » ?
Madame B. : Vous êtes borné ou quoi ? Vous ne savez pas ce qu’est une femme ?
Voix off : J’aimerais savoir ce que vous entendez par « user de toutes mes ressources ».
Madame B. (soupir d’impatience) : Je lui ai fait du charme, puis du chantage, puis des attouchements et quand il a retrouvé sa vigueur, bien sûr il n’a plus été question de partir.
Voix off : Quel genre d’attouchements ?
Madame B. : Vous voulez un dessin ?
Voix off : Que s’est-il passé ensuite ?
Madame B. : Ensuite… eh bien c’est là que les choses ont commencé à se gâter. Il devait… Je ne sais pas… Sur le moment j’ai cru qu’il avait perdu la raison, ou qu’il y avait chez lui des fantasmes de viol, de possession brutale, parce qu’alors, il m’a littéralement sauté dessus.
Voix off : Pourquoi dites-vous « sur le moment » ?
Madame B. : Parce qu’ensuite j’ai changé d’avis. Quand j’ai connu d’autres hommes, je me suis rendu compte qu’ils avaient tous le même comportement. A un moment ou à un autre ils pensent la violence dans l’acte, ils vivent l’acte comme une lutte pour l’affirmation de soi plus que pour le plaisir.
Voix off : Pour vous il y a donc chez les hommes un lien entre sexe et violence ?
Madame B. : Oui.
Voix off : Tous les hommes sans exception ?
Madame B. : Oui.
Voix off : Mais vous n’avez pas eu de rapports sexuels avec tous les hommes, n’est-ce pas ?
Madame B. (en riant) : Pas besoin de les essayer tous, c’est comme un sondage, vous devez savoir ça, vous, à partir d’un échantillon suffisamment pertinent on peut établir une vérité globale.
Voix off : Admettons. Reprenez.
Madame B. : Je n’aime pas la façon dont vous dites « admettons ». Je ne suis pas un chien que vous pouvez renvoyer à son panier.
Voix off : Mes excuses.
Madame B. : Acceptées, mais ne recommencez pas.
Voix off : Voulez-vous reprendre s’il vous plaît ?
Madame B. : Il n’y a plus grand-chose à dire. Il a viré au rouge cramoisi et m’a sauté dessus ; il a écarté mes jambes de ses genoux, m’a pénétré d’un coup, a fait deux trois allers-retours avant de jouir à nouveau. Point final. Sauf que là, sa jouissance en moi, je l’ai reçue comme une humiliation. (Temps)
Voix off : Pourquoi ?
Madame B. : Je ne sais pas… j’avais l’impression qu’il avait déposé son truc en moi et que du coup je devenais sa chose…
Voix off : Avez-vous souffert ?
Madame B. : Je n’ai rien senti. Au point que j'ai cru qu'il ne s'était rien passé, que j'étais toujours vierge… C'est-à-dire que sur le moment je me suis dit que cela ne pouvait pas être ça… N’être queça, si je me fais comprendre.
Voix off : Parfaitement
Madame B. : Je… Le plaisir je l’ai découvert plus tard… Mais je persiste à penser, aujourd’hui encore, que les choses sont mal faites, mal organisées.
Voix off : Organisées ?
Madame B. : Oui, enfin non… disons que tout le monde ferme les yeux sur ce passage, alors que c’est un des plus importants … Peut-être si on le prenait en compte, les gens seraient moins malheureux, ensuite, dans leur vie… Il faudrait l’organiser, ce passage, le débarrasser du fatras et de la stupidité du romantisme, le considérer autrement… (Temps)
Voix off : Pouvez-vous développer cette idée ?
Madame B. : Eh bien il faudrait le considérer en tant que tel, pour lui-même, sans affect… Un acte clinique, presque… Les… les jeunes filles devraient perdre leur virginité avec des hommes aguerris, des hommes attentionnés qui prendraient soin d’elles.
Voix off : Vous avez dit tout à l’heure que tous les hommes…
Madame B. : Oui mais certains sont capables de faire des efforts, je le reconnais.
Voix off : Vous savez que votre idée tombe sous le coup de la loi ?
Madame B. : La loi n’a rien à voir là-dedans, et vous le savez. Laissons-là de côté pour le moment, les gens qui font la loi pensent en fonction de l’intérêt général et moi je ne parle que du particulier.
Voix off : Et les jeunes garçons ?
Madame B. : C’est la même chose… Je ne pense pas avoir appris quoi que ce soit à mon ami, ce jour-là, il est reparti avec ses idées reçues et sa méconnaissance des femmes…
Voix off : Je comprends mal, vous m’avez dit au début de notre entretien que quand les hommes ont commencé à vous regarder cela vous faisait peur. Vous avez même dit les « vrais hommes », par opposition, je suppose aux garçons de votre âge.
Madame B. : Bien sûr, parce qu’on est dans l’ignorance de ce qui va se produire, et on vit ces avances comme des agressions… Ces hommes, on ne sait pas ce qu’ils ont dans la tête, ça fait une énorme différence…
Voix off : Pourriez-vous reprendre le fil de votre histoire. Vous avez dit également que vous aviez ensuite découvert le plaisir.
Madame B. : Enfin, ce n’est pas aussi simple. Entre cette première expérience à seize ans, et la deuxième, quatre ans se sont écoulés, quatre ans pendant lesquels je n’ai pas touché un homme. Je ne voulais plus en entendre parler, je savais ce qu’il en était, du moins je croyais le savoir, et cela ne m’intéressait pas… pendant ces quatre ans je me suis demandé où était ce plaisir dont les filles parlaient, parfois, et en quoi il consistait. Ma première expérience m’avait laissé une impression si négative que les garçons en venaient à me fuir tellement ma réputation me précédait…
Voix off : Pendant ces quatre années, avez-vous envisagé de vous tourner vers les femmes ?
(Temps)
Madame B. : Je ne comprends pas la question.
Voix off : Vous la comprenez.
(Long silence)
Voix off : Pourquoi ne répondez-vous pas ? Qu’est-ce qui vous gêne dans cette question ?
Madame B. : Je vais vous répondre. La question me gêne mais je vais vous répondre. Je l’ai fait. Je me suis tournée vers une femme. Mais sans aller jusqu’au bout
(Temps)
Je… je n’ai pas été tout à fait honnête, c’est ça qui me gêne. Je me suis laissée séduire, ça me plaisait ce jeu de séduction entre filles, voilà, c’était comme un jeu pour moi… de franchir des tabous aussi, des interdits, je me sentais plus forte en dehors de la norme.
Voix off : Ce sont des pratiques anormales, pour vous ?
Madame B. : A cette époque-là, oui, c’est ce que je pensais.
Voix off : Et aujourd’hui ?
Madame B. : Aujourd’hui je considère que chacun est libre de faire ce qu’il veut. Ou de ne pas faire. Cela ne regarde personne.
Voix off : C’est encore une façon détournée de ne pas répondre.
Madame B. : Là vous vous trompez, ce que j’ai dit est très clair. Il n’y a pas d’échelle de valeurs pour moi, je les ai gommées, je dis que l’amour entre les gens n’a rien à voir avec les pratiques sexuelles, non, ce n’est pas ce que je veux dire, je m’embrouille, je…
Voix off : Je crois que j’ai compris
Madame B. : Laissez-moi terminer, c’est important, vous n’avez peut-être rien compris.
(Temps)
Ce que je veux dire c’est que l’amour devrait pouvoir se porter indifféremment sur un homme ou sur une femme, et que les pratiques sexuelles devraient alors suivre de façon naturelle, mais de cela, avec deux conditionnels dans la même phrase, on est encore très loin, encore aujourd’hui.
Voix off : Qu’est-ce que vous mettez derrière ces conditionnels ?
Madame B. : Vous nous pensez si libres que ça ?
(Temps)
Voix off : Pourquoi n’êtes vous pas allée jusqu’au bout ?
Madame B. : Je ne sais pas…
Voix off : La peur, encore ?
Madame B. : Non, je ne pouvais pas ressentir la même peur face à une femme, il y avait… je crois qu’il y avait encore un verrou qui n’avait pas sauté, dans ma tête, je n’ai pas pu franchir la dernière étape…
Mais j’ai fait souffrir cette femme, et ça je le regrette, c’est un des grands regrets de ma vie.
Voix off : L’avez-vous revue par la suite ?
Madame B. : Non. Je n’ai pas osé… Et puis quand j’aurais pu, quand j’en aurais eu la force, j’avais perdu sa trace.
Voix off : Que s’est-il passé pour vous faire changer d’idée au sujet des hommes ?
Madame B. : Je n’ai pas changé d’idée, je suis tombé amoureuse.
Voix off : Et ?
Madame B. : Et quoi ? Allez donc dire à un homme de trente ans que vous êtes amoureuse de lui mais que le sexe ne vous intéresse pas… Alors après bien des détours je suis entrée dans son lit. Ne me demandez pas de détails je ne vous les donnerai pas, cela ne vous regarde pas, mais enfin, j’espère pour vous que vous savez de quoi je parle, un homme de trente ans, ce n’est pas un garçon de dix-sept… il sait y faire.
Voix off : Pas de violence cette fois ?
Madame B. : Je n’ai pas dit ça. J’ai dit que cet homme avait eu le souci de mon plaisir. Je n’ai pas évoqué son comportement… Et puis il y a plusieurs façons d’exprimer la violence, une façon primaire, animale, et une autre, plus raffinée, plus en rapport avec la situation.
Voix off : Expliquez vous.
Madame B. : Non.
Voix off : Considérez-vous que cette expérience vous a fait entrer dans la norme ?
Madame B. : Non, je continue à penser ce que je vous ai dit au début. Et aussi qu’il y a tellement d’hypocrisie dans les rapports amoureux que cela étouffe le sentiment amoureux.
(Temps)
Voix off : Voyez-vous quelque chose à ajouter ?
Madame B. : C’est terminé ?
Voix off :Tant que vous souhaitez parler, vous pouvez le faire.
Madame B. : Oui, je le souhaite. Je n’ai pas fini. Je suis heureuse de parler de tout ça avec un homme. Même si je ne vous vois pas. Pourquoi restez-vous caché ? Avez-vous peur de moi ?
Voix off : Je représente…
Madame B. : Je sais ce que vous représentez. Votre voix aurait tout aussi bien pu être celle d’une femme. Seulement vous êtes un homme… Hein ? Vous êtes un homme ?
Voix off : Voulez-vous parler de votre vie aujourd’hui ?
Madame B. : Et votre voix est sensuelle. Descendez.
Voix off : Non.
Madame B. : Vous êtes le seul homme au monde à avoir entendu ce que je pense vraiment des hommes, je vous considère comme suffisamment averti. Descendez.
Voix off : Non.
Madame B. : Descendez, je sens que je vous aime déjà.
Voix off : Je…
Madame B. : Il ne pourra pas y avoir de malentendu entre nous, ce sera magnifique, vous m’emmènerez dans votre voiture jusqu’au bord de la mer, on se jettera dans les vagues, nous ferons l’amour sur la plage, vous irez pêcher des mérous que nous ferons griller, nous dormirons sur le sable, nous referons l’amour plusieurs fois dans la nuit, et puis demain matin nous déciderons de vendre la voiture, de rester là, et nos enfants grandiront autour de nous avec le spectacle de notre bonheur sous les yeux… allez, descendez.
(Temps)
Voix off : Cela s’appelle un dérapage.
Madame B. : Mais non idiot, cela s’appelle la vie. La joie de vivre. La liberté. Allez, venez.
Voix off : Vous avez tout inventé ?
Madame B. : Vous ne me connaissez pas, je peux être une femme très sensible, je suis sûre que vous allez m’aimer, quel âge avez-vous ?
Voix off : C’est moi qui pose les questions.
Madame B. : Vous allez vivre la meilleure époque de votre vie, ça va être formidable.
Voix off : Avez-vous tout inventé ?
Madame B. : Mais si vous préférez la montagne, moi ça m’est égal… Vous ne répondez pas, vous préférez la montagne, j’en étais sûre, moi j’irais au milieu d’un désert avec vous, et je creuserai la terre pour couvrir votre corps d’or et de lumière, je ferai un domaine où l’amour…
Voix off : Je crois que nous allons mettre un terme à l’interview.
Madame B. : Qu’est-ce que ça pourrait vous faire que j’ai tout inventé ?
Voix off : Vous faussez mes statistiques.
Madame B. : Mais rien ne vous dit que j’ai menti.
Voix off : C’est exact.
Madame B. : Rien ne prouve non plus que j’ai dit la vérité.
Voix off : Toujours exact.
Madame B. : J’ai pu mentir, comme j’ai pu dire la vérité, j’ai pu aussi ne dire qu’une partie de la vérité et vous cacher l’essentiel, j’ai pu dire l’essentiel et oublier les détails, j’ai pu forcer le trait de certains détails pour masquer une réalité d’ensemble, j’ai pu considérer la réalité d’ensemble au regard de la situation générale des femmes, je continue ?
Voix off : Non.
Madame B. : Qu’est-ce qu’on fait alors ?
Voix off : Vous, vous ne faites rien, c’est nous qui décidons.
Madame B. : Voilà une méthode bien dirigiste, c’est ça qu’on vous enseigne dans les universités ?
(Temps)
Le problème voyez-vous, c’est que travailler sur du matériau humain… c’est bien comme ça que vous dites, hein ?... travailler sur du matériau humain, c’est comme avancer de nuit dans un marécage, à tout moment vous pouvez perdre pied ou vous faire bouffer par un crocodile, et c’est ce que vous êtes en train de faire, je veux dire de perdre pied.
Voix off : Vous êtes... vous êtes intelligente.
Madame B. : Je sais. (Temps) Allez, faites pas la gueule, vous pourrez toujours effacer cette partie de notre entretien… et si vous ne descendez pas, je ne signe pas en sortant.
Voix off :Je ne dois pas avoir de contact avec les sujets.
Madame B. : Les sujets ? Je suis un sujet ? Vous me considérez comme un rat de laboratoire, c’est ça ? Descendez que je vous pète la figure… Allez, descend, si t’es un homme !
Voix off : Très drôle.
Madame B. : Pardonnez-moi, je m’amuse… mais parler de ma vie d’aujourd’hui, ça n’est pas dans notre contrat, n’est-ce pas ?
Voix off : Non mais si vous voulez le faire vous le pouvez.
Madame B. : Que voulez-vous savoir ?
Voix off : Ce que vous voudrez me dire. Etes-vous heureuse ?
Madame B. : Heureuse ? Vous vous la posez, vous, cette question ? Si vous étiez là je vous aurais giflé… Pour de bon cette fois… J’ai la gifle facile ces temps-ci…
(Temps)
Si être heureux c’est ne pas être malheureux, alors oui, cela m’arrive…
Mais je vois des gens vraiment heureux, il y a chez eux, je veux dire, dans leur cuisine, dans leur appartement, dans l'atmosphère qu'ils peuplent, quelque chose qui fait que l’on n’a pas envie de repartir… on ne sent pas de tensions entre eux… c’est… c’est troublant mais c’est rare… assez rare pour être considéré comme des contre exemples parfaits, des exceptions…
Je ne m’y reconnais pas, moi, je reste au bord de ces vies, je regarde, je fais partie de la masse pour qui le bonheur existe mais en dehors de soi.
Comme un paradis inaccessible.
(Temps)
Voix off : Je vous remercie madame B.
Madame B. : Il n’y a pas de quoi.
Voix off : Pensez-vous avoir été sincère ?
Madame B. : Oui, je ne vous connais pas.
Voix off : Que pensez-vous de cet entretien ?
(Temps)
Madame B. : Vous servez un maître pervers et exigeant.
Voix off : Je n’ai pas de maître.
Madame B : Vous devriez changer de métier.
Voix off : Voyez-vous quelque chose à rajouter ?
Madame B. : Oui. Aujourd’hui quand j’entends dire que la nature est bien faite, je gifle.
